TORONTO
LA NATURE
CHEZ ELLE
BT
MÉNAGERIE INTIME
ŒUVRES DE THEOPHILE GAUTIER
PUBLIÉES DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
Poésies complètes (1830-1&72I 1 voi.
Émaux et Camées. Édition définitive, ornée d'une eau-forte
par J. Jacquemart.
Mademoiselle de MAUPiN,(Edi ion définitive)
Le Capitaine Fracasse. Éaitiou définitive
Le Roman delà Momie
Spirite, nouvelle fantastique
Voyage e.\ Russie
Voi'AGE EN EsPAGNS {Tras los mo lies)
Voyage en Italie {Italia)
Romans et Contes
Nouvelles
Taiîleau.x de Siège.— Paris (1870-187;)
Théâtre. — Mystère, Comédies et Ballets
Les Jeunes-France, Romans goguenards suivis de Contes
Humoristiques
Histoire du rom.antisme
PORTR.VITS contemporains
L'Orient 2 vol.
Fusains et E.aux-portes 1 voL
Tableaux a la plume 1 vol.
Les Vacances du lundi 1 vol.
CoNSTANTiNOPLE (Nouvelle édition) 1 vol.
Loin de Paris 1 vol.
Les Grotesques (Nouvelle édition) 1 vol.
Portraits et Souvenirs littéraires 1 vol.
Le Guide de l'amateur au Musée du Louvre 1 vol.
Souvenirs de Théâtre, d'Art et de Critique 1 vol.
Caprices et Zigz\gs 1 vol.
Un Trio de Romans. — Les Roués innocents. — Militona.
— Jean et Jeannette 1 vol.
Partie Carrée i vol .
Entretiens, Souvenirs et Correspondances, recueillis par
E. Bergerat 1 vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
vol.
Paris. — Imp. F. Imbert, 7, rue des Canetle.«.
^■fj
'>^<^
THÉOPHILE GAUTIER
LA NATURE
CHEZ ELLE
ET
MÉNAGERIE INTIME
/
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
H, RUE DE GRENELLE, Il
1891
Tous droits réservés.
-: -) 5'S
9^
LA
NATURE CHEZ ELLE
CHAPITRE PREMIER
EN PEIGNOIR BLANC
Les coteaux ont dépouillé la rousse four-
rure de Tautomne, et les dernières feuilles
rouges, fanées, détachées depuis longtemps
de la branche, courent dans les chemins
avec un froissement de papier sec, ou mon-
tent en tourbillons comme des papillons
morts pour aller retomber un peu plus loin,
roulées, tourmentées par le souffle âpre de
la bise qui s'en fait un jouet. Une seule
reste encore au bout d'un rameau, affolée,
palpitante, ne tenant plus que par la ner-
1
2 LA XATrUK CHEZ ELLE
vure de sa tige, déjà grillée et cuite par les
premières gelées blanches. Elle danse, éper-
dument battue par des vents contraires.
Une rafale plus forte que les autres l'en-
lève, et la voilà qui s'envole pour rejoindre
ses sœurs et pourrir au pied de l'arbre
dont elle était le frais honneur et l'orne-
ment. Les pauvrettes acceptent leur sort
avec résignation, satisfaites d'avoir accom-
pli leurs destinées. Elles savent obscuré-
ment qu'au printemps prochain d'autres
feuilles viendront sur l'arbre nourri par
leur détritus changé en terreau, et qu'elles
rentreront dans le torrent de la circulation
universelle.
Décidément, c'est l'hiver. Sur le ciel gris
brumeux, la découpure de la forêt se
dessine en rameaux fins et menus comme
une arborisation dans une agate. A travers
le lacis des rameaux apparaissent des
touffes de gui aux barbes pendantes, et les
nids abandonnés que le feuillage cachait.
Des fumées bleuâtres flottent entre les fûts
EX PEICNOIR RLAXe 8
noircis des arbres, au bout des allées et
dans les trouées des clairières.
Déshabillée de sa belle robe de vcgélû-
lion, la terre se montre sur le versant des
coteaux et dans l'étendue des plaines avec
ses tons bruns humides et ses gris violets.
Çà et làj dans les sillons, brillent couime
les miroirs d'un piège d'alouettes des fla-
ques d'eau que le sol saturé de pluie n'a pu
absorber.
Des bancs de nuages qui ressemblent à
ces ébauches de lavis faites avec de l'encre
délayée d'eau, rampent péniblement sur
l'horizon, chargés de froides averses, se dé-
chirant le ventre aux crêtes des montagnes
et des collines. Bientôt la pluie tombe,
fouetlée par le vent et raye de ses hachu-
res diagonales le morne champ du ciel. On
n'entend dans la nature d'autre bruit que le
pétillement des gouttes d'eau. Les voix des
oiseaux se sont tues, l'amour ne leur ins-
pirant plus de chansons. Tout est silence et
solitude. Le paysan regagne sa chaumière,
4 LA NATURE CHEZ ELLE
dont on voit la fumée à travers les arbres,
et, libre du travail des champs, il se repose
auprès du feu, sous le manteau de la che-
minée, et se moquant des intempéries de la
saison, attend le printemps avec patience.
Les cigognes ont quitté la flèche du Muns-
ter, les roues attentivement placées au bout
d'un mât, et les toits en escalier de la Hol-
lande, cherchant des cieux meilleurs. Il y a
longtemps déjà que les files de grues, traî-
nant leurs plaintes, comme dit le Dante, ont
traversé l'étendue à une grande hauteur.
Les hirondelles sont allées retrouver leurs
anciens nids sur les terrasses de Malte, les
métopes du Parthénon et les minarets du
Caire.
Tout ce qui a Taile assez légère, le vol
assez puissant, a émigré vers le soleil ;
mais ceux que la fatalité de la pesanteur
retient et qui ne sauraient quitter le sol
pour planer librement, ne peuvent pas fuir
devant la mauvaise saison. Ils n'ont pas ce
privilège du printemps perpétuel ; il leur
EN PEIGNOIR BLANC 5
faut subir la dure nécessité de l'hiver,
n'ayant pour abri que le toit dénudé de la
forêt qui, à travers les rameaux chauves,
laisse filtrer les froides gouttes de la pluie ;
que les humides cavernes des terriers, les
grottes creusées sous les racines, les cre-
vasses des vieux murs et les éboulements
des ruines, tristes logis où le vent pénètre,
où cingle Fondée oblique, où l'on a froid, où
l'on n'est pas en sûreté, car, en se dégar-
nissant de son feuillage la forêt a perdu son
mystère, le fouillis de maigres branches
croisant ses traits noirs ne masque plus
qu'à demi les hôtes inquiets.
Et voici que les oiseaux, les petits car-
nassiers, le gibier de poil et de plume,
cherchent un refuge dans les arbres sem-
blables à des squelettes. Oh 1 que difficile
et précaire est la vie par ces temps rigou-
reux ! L'été, la table est toujours mise et
richement servie; maintenant, à peine reste-
t-il quelques graines rouges au sorbier,
quelques prunelles à fleur bleuâtre, à sa-
1,
O LA NATURE CHEZ ELLE
veur âpre, que la gelée même ne peut mûrir.
L'herbe, sous les lits de feuilles sèches, n'est
plus traversée par les fourmis voyageuses ;
les insectes, les moucherons qui bourdon-
naient dans un rayon de soleil ont disparu,
confiant leurs œufs à la terre, aux écorces,
aux fissures des rochers ; et leurs larves,
soigneusement cachées, attendent dans l'en-
gourdissement le réveil de la nature.
Malheur à ceux qui n'ont pas leur garde-
manger bien garni d'avance ! Ils feront
maigre chère. Tous n'ont pas, comme le
hardi rouge-gorge, l'audace d'aller frapper
famihèrement à la vitre d'une habitation
pour se faire ouvrir, se réchauffer un moment
et quêter un peu de nourriture. D'ailleurs,
il y a des méchants qui abuseraient de cette
sainte confiance, et l'animal doit se tenir
sur le qui-vive vis-à-vis de l'homme. Depuis
la sortie de l'Éden, il n'y a plus de sécurité
pour lui, et pourtant il n'a pas désobéi à
Dieu.
Un matin, le soleil qui s'est levé tard des-
EX PKlGXOIi; BLANC 7
sine son disque pâle derrière un rideau do
brume jaunâtre; le ciel est si bas qu'il sem-
ble toucher la terre. Des bandes de cor-
beaux, — en poussant ces croassements
où Dupont de Nemours, qui prétendait
entendre le langage des oiseaux, comme
Démocrile, a noté vingt-huit intonations
différentes, formant un vocabulaire de
signaux, — partent pour aller dépecer
quelque bête morte. Le noir essaim fend
l'air d'un vol plus rapide que d'ordinaire,
car il a, avec son instinct prophétique,
pressenti un changement de temps.
En effet, de blancs flocons de neige com-
mencent à voltiger et à tourbillonner
comme le duvet de cygnes qu'on plumerait
là-haut. Bientôt ils deviennent plus nom-
breux, plus pressés ; une légère couche de
blancheur, pareille à celte poussière de
sucre dont on saupoudre les gâteaux, s'é-
tend sur le sol. Une peluche argentée s'atta-
che aux branches des arbres, et l'on dirait
que les toits ont mis des chemises blanches.
8 LA NATURE CHEZ ELLE
Il neige. La couche s'épaissit^ et déjà,
sous un linceul uniforme, les inégalités du
terrain ont disparu. Peu à peu les chemins
s'effacent, les silhouettes des objets sur les-
quels glisse la neige se découpent en noir ou
en gris sombre. A l'horizon, la lisière du
bois forme une zone roussâtre rehaussée de
points de gouache. Et la neige tombe tou-
jours, lentement, silencieusement, car le
vent s'est apaisé ; les bras des sapins ploient
sous le faix, et quelquefois, secouant leur
charge, se relèvent brusquement ; des pa-
quets de neige gUssent et vont s'écraser
avec un son mat sur le tapis blanc.
Les geais, les pies, glapissent aigrement
et font grincer leur crécelle en volant d'un
arbre à un autre, pour chercher un abri
contre les étoiles glacées qui tombent sur
leur plumage ; les moineaux, blottis sous
les feuilles des lierres le long des vieux
murs, poussent des piaillements de détresse.
Ils ont froid, ils ont faim, et l'avenir de leur
déjeûner les inquiète.
EN PEIGNOIR BLANC 9
Sur cette belle nappe, plus blanche que
le plus fin linge de Saxe, déployée ironique-
ment, il n'y a rien à manger. Au contraire,
elle recouvre le repas, si l'on peut appeler
un repas quelques baies demi-pourries,
quelques restes de vermisseaux, ou même
l'humble grain d'avoine que la digestion
des chevaux laisse tomber sur le chemin.
Du fond de son terrier, le renard, dont
les yeux à pupilles elliptiques comme cel-
les des chats, prennent dans l'ombre de
vagues phosphorescences, écoute, l'oreille
dressée, le chant éloigné d'un coq qui sonne
la diane.
Oh ! que ce pacha de basse-cour, accom-
pagné de quelques-unes de ses sultanes,
ferait bonne figure dans la cuisine de maî-
tre Renard 1 Son nez noir en frémit d'aise
au bout de son museau pointu ; il passe sa
langue sur ses lèvres minces et fait craquer
ses mâchoires comme s'il tenait sa proie.
La renarde et les renardeaux, déjà grands,
ont fort bon appétit également, et le renard,
10 LA NATI'RE OlfF.Z ELLF,
quoique fripon, voleur et eaclin au guet-
apens, est bon père de famille.
Mais déjà la ferme est éveillée ; les ser-
vantes vont et viennent, les valets s'occu-
pent de leurs besognes aux écuries, aux éta-
bles, et la fumée de la soupe grasse et suc-
culente monte par le tuyau de la cheminée
en briques coiffée d'un turban de neige. Il
est trop tard: à tenter le coup on risque-
rait sa peau, et le renard, qui n'en a
qu'une, y tient particulièrement.
Celte nuit il a visité les collets tendus
par les braconniers aux passages des liè-
vres, et il n'a rien trouvé. Les lapins se
sont tenus chaudement dans leurs logis
souterrains, et il a vainement attendu leur
sortie.
Enfin, il se décide, pressé par la famine,
à se diriger vers la ferme ; comptant bien,
pour y pénétrer, tirer quelque stratagème de
ce sac où les fabulistes ont mis tant de
ruses; mais l'aspect d'un chasseur tra-
versant la plaine, fusil sur le bras et pré-
F.N PEIGXOIlt BLAXX' 11
cédé de deux chiens en quête, le fait bien
vite renoncer à son projet ; il rebrousse
chemin et retourne à son terrier.
Sur la lisière de la forêt, sous les racines
des arbres, entre rébouriffement des brous-
sailles et des herbes sèches, poudrées à
blanc par la neige qui continue à tomber
et tachelte l'ombre de ses paillettes d'ar-
gent, s'ouvre rorifice du noir souterrain.
Déjà se rasant contre terre, le renard s'y
est englouti à moitié ; on ne voit plus que
sa croupe matelassée d'un poil épaisj et sa
longue queue bien fournie qui traîne ba^
layant ses pas.
La Fontaine a dit :
« Et que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe?»
Que peuvent penser, pendant les longues
nuits et les tristes jours d'hiver, les ani-
maux tapis dans leurs retraites ? Le som-
meil sans doule absorbe une grande partie
de leur temps. Mais on ne saurait dormir
toujours. L'instinct ne rêve pas. C'est une
12 LA NATURE CHEZ ELLE
force innée, appropriée à la nature de cha-
que animal, qui lui sugi^^ère sans trouble,
sans hésitation, ce qu'il faut qu'il fasse dans
des circonstances données. C'est l'instinct
qui lui apprend à préserver sa vie, à trouver
sa nourriture, à faire son nid, à élever ses
petits ; mais les bêtes n'ont pas que l'instinct :
elles possèdent aussi une sorte d'intelli-
gence; de vagues pensées, des ébauches de
raisonnements traversent leur cerveau obs-
cur. Elles se souviennent; elles comparent.
Dans un cas imprévu, elles prennent des
déterminations nouvelles, elles modifient
leurs ruses. N'y a-t-il pas là de quoi ali-
menter une songerie inconsciente, peuplée
plutôt d'images que d'idées? Et sans prêter
l'intelligence humaine au renard, on peut
bien supposer qu'au fond de ce chaud terrier
il pense aux levrauts qu'il a forcés, aux ca-
nards et aux poules étranglés, aux oiseaux
retirés du piégea son profit, aux poursuites
qu'il a déjouées par sa vitesse ou ses stra-
tagèmes, et peut-être avec une nuance d'iro-
EN PEIGNOIR BLANC 13
nie aux fox-hunters en habits rouges qui se
sont cassé les reins en sautant les haies pour
rattraper. Il peut aussi se permettre quel-
ques réflexions haineuses contre l'homme,
qui chasse injustement des bêtes qu'il ne
mange pas, et auxquelles la nature appar-
tient aussi bien qu'à lui.
L'hiver a sa beauté, bien que les poètes
célèbrent de préférence le printemps, Tété
ou même l'automne avec sa riche couronne
de pampres rougissants. Il off're des tableaux
moins connus, car l'homme regarde peu la
nature pendant ces mois rigoureux, mais
pleins d'effets pittoresques d'un caractère
mélancolique et grandiose, parfois môme
d'une grâce austère.
L'été est un coloriste, l'hiver est un des-
sinateur. Il met à nu les formes, il arrête
les contours, précise les lignes, indique les
emmanchements.
Comme ces feuilles dont on dégage toutes
les nervures en frappant leur pulpe verte
d'une brosse pour en faire des dentelles vé-
14 LA NATUllE CHEZ ELLE
gétales d'une incroyable délicatesse, l'hiver,
en lui ôtant son feuillage, a fait ressortir
l'onalomie de la forêt.
On peut suivre, à partir du tronc, l'in-
sertion et les coudes des branches, la divi-
sion des rameaux, jusqu'aux brindilles les
plus ténues qu'un roitelet ferait ployer en s'y
posant. Les fines découpures se superposent
sans confondre leurs réseaux, et sous les
rameaux l'œil s'enfonce entre les fiits des
arbres formant, comme les colonnes de la
mosquée de Cordoue, des entre-croisements
de nefs. Les brumes, les vapeurs, les pluies,
quelquefois un pâle rayon qui se glisse, va-
rient la monotonie de l'aspect. La nature
n'est pas si morte qu'elle en a l'air. Du
côté du sud, des plaques de mousse étalent
leur velours vert sur les écorces. Les lichens
spongieux et bleuâtres revêtent les pierres :
quelques herbes pointent entre les feuilles
desséchées. Une vie sourde circule dans cette
apparence endormie, même les jours de nei-
ge. Les genévriers se hérissent au bord des
EX PFJC.NOIR BL.VXC 15
chemins, et les houx avec leur feuillage den-
telé et piquant, gardent leur sombre ver-
dure que rehaussent des touches argentées.
Les vieux chênes obstinés, que n'effraient
pas les rigueurs de l'hiver, ne consentiront
à laisser tomber leurs feuilles, diadèmes d'or
roussi, que lorsque le printemps leur aura
rendu leur belle couronne verte. Ils éten-
dent sur le chemin raviné, aux bords du-
quel s'accrochent leurs fortes racines, leurs
branches robustes et noueuses où le vieux
cerf, dix cors soufflant devant lui la fumée
de ses naseaux, enchevêtre sa gigantesque
ramure en cherchant à se frayer un pas-
sage. Dans le silence on entend vivre la
forêt. Les arbres agités rendent de sourds
murmures. Des froissements d'herbes et de
broussailles signalent la fuite de quelque
bête. Un oiseau jette un cri; une branche
cassée tombe; une plainte étrange, partie
on ne sait d'où, vous arrive et vous fait
tressaillir. Derrière le treillage mille fois
entre-croisé des grêles taillis, vont et vien-
16 LA NATURE CHEZ ELLE
nent, cherchant leur proie, évitant leurs
ennemis, tout un monde animal invisible,
ou qui traverse comme une flèche l'espace
libre des routes. La neige ajoute à la beauté
de la forêt, qu'elle change en un immense
bouquet de filigrane d'argent. Les pins,
avec les glaçons qui pendent à leurs bran-
ches, ont l'air de girandoles de cristal qui
attendent qu'on allume les bougies pour un
bal de fées, de nixes et d'ondines ; nous
n'osons dire de dryades, car les chênes
gaulois nous semblent d'écorce bien rude
pour avoir renfermé de ces nymphes déli-
cates.
Mais voici que le soleil descend à travers
les brumes. Son disque, pâle le matin,
rouge le soir, a fait dans le brouillard une
tache sanglante. Il descend encore et brille
un instant derrière la dentelle noire de la
forêt. L'ombre envahit la nature, ombre
froide que n'éclaire aucun rayon de lune,
aucune scintillation d'étoile.
Des vapeurs montent de la terre et se
EN PEIGNOIR BLANC 17
mêlent à l'obscurité qui tombe du ciel. La
nuit n'est pas encore tout à fait opaque, et
dans ce crépuscule qu'illuminent les vagues
reflets de la neige, les objets se déforment
et prennent des aspects bizarres. Les sapins
étendent leurs bras comme des fantômes
qui supplient ou menacent. Les racines
noueuses se tordent au bord des ravins avec
un inextricable emmêlement d'hydre. Les
arbres affectent des apparences humaines,
et ployant leurs coudes comme pour assé-
ner un coup, ont l'air de guetter le passage
d'une victime. D'autres fois, dans les clai-
rières, des fumées s'élèvent du sol, sembla-
bles à des ombres sortant du tombeau,
drapées de leur suaire. On sent autour de
soi une vie confuse, formidable et mons-
trueuse. Des vols soudains déplacent les
branches. Des pas de bêtes invisibles font
craquer les herbes; on entend des feule-
ments furtifs. Des prunelles phosphores-
centes s'ouvrent comme des trous lumineux
dans le noir masque de la nuit. Des plain-
2*
18 LA NATURE CITEZ ELLE
les étranges, des piaulements sinistres, des
ululations lamentables éclatent, se prolon-
gent et s'éteignent, rendant plus profond le
silence effrayé.
A ce bruit tous les sourds chuchotements
se sont tus. C'est la sombre armée des vo-
leurs de nuit, des rapaces, des assassins qui
va se mettre en campagne.
Les innocents, les faibles, les petits, tous
ceux que la fatalité livre sans défense aux
dents, aux griffes, aux becs, ont frémi de
rinexprimable horreur des ténèbres, qui
les enveloppe d'un filet aux mailles brunes.
Quel précaire asile, une branche sans
feuilles, un trou dans une vieille écorce, une
fissure de rocher! Aussi le pauvre oiseau
s'enfonce dans sa plume, met sa tête sous
son aile et dort d'un sommeil agité, ne
comptant pas voir le jour.
Et sa peur est bien fondée, car les voilà
étages sur un rameau transversal, les bri-
gands nocturnes, aux masques effrayants,
aux oreilles de plumes dressées comme celles
EX rEIGXOIIl BLANC 10
des chats, au bec lordu comme un nez
humain, avec leurs yeux phosphoriques
dardant des lueurs de lanterne sourde : le
grand-duc, le hibou, la chouette, l'orfraie,
toute la tribu qu'offusque le jour, la serre
aiguisée, le bec repassé, altérés de sang,
affamés de chair; ils ont concerté leurs
plans; ils connaissent les retraites des vic-
times; ils savent où elles couchent; ils les
ont chambrés, comme disent les agents de
police.
Le moment est venu. C'est l'heure où la
vertu dort, où le crime veille. Les brigands
ouvrent silencieusement leur aile au vol
muet, ouatée d'un duvet qui amortit le son.
Ils glissentdans l'air comme s'ils rampaient.
L'ouïe la plus fine, la plus inquiète, ne
soupçonne pas même leur approche. L'assas-
siné n'aperçoit de son meurtrier que deux
prunelles rondes et flamboyantes penchées
sur son agonie, tant l'attaque a été brusque
et conduite avec une habileté scélérate. Les
loups, les fouines, les belettes se mettent à
20 LA NATURE CHEZ ELLE
rôder ! Partout les embûches sont dressées
et la forêt, si paisible en apparence, devient
le théâtre de plus de meurtres qu'Ilion après
rirruption des Grecs.
<( Mangeurs et mangés, c'est tout histoire
naturelle, disait Thomas Vireloque. »
Si le hibou dévore l'oiseau, l'oiseau ne
dévore-t-il pas l'insecte?
CHAPITRE II
A SON REVEIL
L'hiver lire à sa fin. Presque partout la
neige a fondu lentement. Il n'en reste plus
que quelques plaques de jour en jour plus
étroites, aux endroits où l'ombre séjourne
et que n'atteint pas le soleil, dans les fissures
des rochers, aux plus basses branches des
sapins. Les arbres ont secoué la poudre
blanche dont Frimaire les avait enfarinés.
Les matins sont moins paresseux à se le-
ver, les soirs plus lents à se coucher ; la
nature dort toujours, mais son sommeil n'est
pas aussi profond et ne ressemble pas au-
tant à la mort. Des rêves commencent à
l'agiter, riants et légers comme à l'approche
du réveil. Le froid, vieillard à la barbe de
glaçons, au nez rouge, aux yeux pleurants,
les mains emprisonnées dans des mitaines
ourrées, le dos chargé d'un carrick à six
22 LA NATURE CHEZ. ELLE
collets, ne l'obsède plus de son amour sé-
nile, et il s'en est retourné vers le cercle
polaire où les ours blancs naviguent sur
les banquises.
Mais comme les jaloux, l'Hiver a des re-
tours iuiprévus, et la nature réveillée tout
à fait, n'ose pas encore recevoir chez elle
le jeune Printemps qui rôde par là, atten-
dant qu'on lui fasse signe d'entrer, comme
à un amant timide en faction sous la fenê-
tre de sa beauté.
Pour le promeneur distrait, l'aspect de
la forêt n'a pas changé : les chênes gar-
dent la plupart de leurs feuilles teintes en
couleur de safran et gondolées par les ge-
lées de Décembre ; les frênes, les hêtres,
les ormes, complètement dépouillés, laissent
voir l'armature de leurs rameaux et de leurs
brindilles, et l'on marche à travers l'herbe
sèche sur les détritus du feuillage. Tout est
encore revêtu de la livrée noire et tannée
aux couleurs de la morte-saison. Aucune
petite louche de vert ne s'est risquée sur ce
A SON RÉVEIL 23
grêle dessin, et les branches ressemblent
toujours à des réseaux noirs de broderie^
allendant que l'aiguille les remplisse de
fleurs et de feuilles aux couleurs variées.
Mais cette morne apparence est trom-
peuse. Celte mort n'est qu'une léthargie,
ou plutôt un repos nécessaire et réparateur,
011 la vie n'est pas suspendue et fonctionne
d'une façon latente. Le cœur de la nature
n'a pas cessé de battre quoique les pulsa-
tions en soient moins sensibles. De sourdes
énergies couvent sous ce linceul de neige,
de feuilles mortes et d'herbes flétries. La
sève, ce sang de la végétation, un moment
engourdie, commence à reprendre son cours
et à circuler dans les canaux qui sont des
veines et des artères. Le bois se gonfle, les
sucs affluent et montent jusqu'aux plus
hautes cimes ; mais ce mouvement, rien ne
le trahit au dehors. Sous l'influence oc-
culte les germes cachés dans le sein de la
terre tressaillent : une inquiétude les agite
et l'ennui les prend de leur prison obscure.
24 LA NATURE CHEZ ELLE
Ils sentent le besoin de s'élancer plus haut,
de monter vers la lumière et de s'y épa-
nouir. Oh ! qu'il y a longtemps qu'ils sont
là, ensevelis dans la solitude et le silence,
n'ayant que de confuses perceptions, comme
un enfant au sein de sa mère ; de tous leurs
efforts ils tâchent de percer la croûte qui
les sépare du monde vivant. Ils ont l'impé-
rieuse soif de naître et de figurer dans la
grande représentation universelle, comme
des acteurs dont c'est le tour, et que le
régisseur avertit de ne pas manquer leur
entrée.
La même agitation règne parmi les lar-
ves, les chrysalides, attendant l'heure de
la métamorphose. Dans sa coque de soie,
entre la feuille sèche repliée comme une
oublie sous la pierre humide, au creux du
bois vermoulu, aux fissures des roches,
sous les racines des arbres, au bord des
flaques d'eau, l'insecte se remue et s'apprê-
te ; mais il ne se risque pas encore à briser
l'enveloppe qui le protège : quelques jours
A SON RÉVEIL 25
de patience sont indispensables. S'il sortait
trop tôt, le froid des nuits le ferait périr,
et d'ailleurs sa table n'est pas mise, ses
officiers de bouche ne sont pas arrivés.
Seuls, les geais et les pies-grièches sau-
tent de branche en branche, se querellant
et caquetant. Les autres oiseaux, plus aima-
bles, n'ont pas commencé leurs ramages.
Les vrais chanteurs se taisent, de peur
de s'enhurraer sans doute. De temps en
temps un chevreuil, d'un mouvement brus-
que, traverse la clairière; un renard re-
vient de la maraude avec une poule jetée
sur son dos, et un grand cerf, à puissante
ramure, s'arrête sur le haut d'un tertre,
rappelant ce cerf miraculeux portant un
crucifix entre son bois, apparu à saint Hu-
bert, et dont Albert Durer a fait une si
belle gravure.
C'est bien toujours l'hiver, mais l'aurore
brille plus rose derrière le grillage des ar-
bres nus ; des souffles moins âpres dépla-
cent les feuilles mortes ; quelques mousses
3
26 LA XATuiïE cm:/ elle
brunes prennent des reflets verdâtres sur
le tronc des hêtres ; les extrémités des bran-
ches rougissent ; des bourgeons se montrent
aux aisselles des rameaux, vernis d'une
liqueur visqueuse. Une odeur de jeune sève
printanière se répand et parfume la forôL
Cependant aucune fleur ne s'est décidée,
et l'on ne voit à travers les arbustes chau-
ves, pour varier l'uniformité des teintes
brunes, que les fruits rouges du houx et
du fusain, dont la pourpre persistante a
bravé l'hiver.
Mais voici que des pluies douces, ame-
nées par le tiède vent d'ouest, ont pénétré
et amolli le sol.
Sur la lisière des boisj la perce-neige
lève timidement sa tête blanche; à demi-
cachée par une feuille sèche de chêne, la
modeste violette exhale son parfum doux et
suave.
La primevère pique de son étincelle jaune
le bord du sentier, et la pulmonaire mon-
tre ses fleurs d'un bleu pâle.
A SON RÉVEIL 27
• La pâquerette a mis sa collerette blan-
che, soigneusement plissée, et vous regarde
amicalement de son œil d'or dans l'herbe
reverdie.
Déjà quelques bourgeons ont éclaté sur
les essences précoces, et la petite feuille
chiffonnée se déploie, fine, soyeuse, trans-
parente, d'un vert clair et gai, d'un vert
d'espérance. Mais le chêne au tronc ru-
gueux, aux branches noueuses, satisfait de
sa couronne rousse, qu'il n'a pas dépouil-
lée comme les autres arbres, reste insensi-
ble aux agaceries du Printemps, comme un
aïeul morose qu'importune la gaieté des en-
fants jasant autour de lui. L'orme non plus
ne s'émeut pas de ces premiers sourires de
l'année.
Le silence est rompu : le joyeux sifflet du
merle s'est fait entendre, et le pinson lui a
allègrement répondu. Le pinson franc et
vif a confiance dans la nature. Dès qu'un
rayon de soleil a lui, que quelques fleu-
rettes ont éniaillé l'herbe et qu'une légère
a» LA NATURE CHEZ ELLE
frondaison commence à estomper le bois, il
se croit sûr de son fait. <r Voilà le beau
temps revenu », se dit-il dans son langage
d'oiseau ; «plus defrimats, plus de neige,
plus de ces longues nuits interminables, si
pleines de dangers et de terreurs ; » et le
pinson, dans sa joie pétulante, reprend son
cahier de solfège et fait des vocalises à plein
gosier. On n'entend que lui, et il semble
gourmander l'orchestre de la forêt, qui
tarde à jouer l'ouverture du Printemps.
Il est vrai que souvent il arrive, pendant
qu'il chante, qu'une bise froide, un vent
coulis perfide se glisse à travers les arbres
mal garnis et lui cause une extinction de
voix ; mais alors il fait comme un grand
chanteur et se passe des notes absentes.
Heureusement, cela ne dure guère ; la
première bouffée de chaleur lui rend ses
moyens, et il en profite pour faire des
aveux d'amour et donner des sérénades à
sa belle.
L'heureux couple va, vient, sautille et
A SON RÉVEIL 39
volète ; mais ce n'est pas une activité sans
but, une joyeuse gymnastique faite pour
contenter la légèreté aérienne de l'oiseau ;
il s'agit d'assurer un abri à la future fa-
mille, de lui bâtir un berceau et une mai-
son, de mener à bien ce grand œuvre du
nid, doux foyer où sous la poitrine et le
cœur de la mère se mûrit l'œuf où déjà
tressaille la vie.
Pourtant notre artiste, quoiqu'il ait l'hu-
meur fantasque comme tout virtuose, ne
manque pas de prudence : il place son nid
à l'insertion de deux branches, d'une façon
si adroite qu'il est difficile de l'apercevoir.
Il le bâtit de mousses, de lichens, de brin-
dilles et de petites plantes parasites arra-
chées à l'arbre même sur lequel il a pris
domicile. A moins d'être prévenu, vous
prendriez ce nid pour une excroissance du
tronc, vous le confondriez avec l'écorce. Mal-
gré cette apparence rustique, il est à l'in-
térieur chaud et moelleux, capitonné de
duvet et confortable comme ces kiosques
3.
30 LA NATURE CHEZ ELLE
faits de morceaux de bois curieusement
difformes et parés au dedans de toutes les
recherches du luxe. Bien que la saison soit
peu avancée, le ménage prospérera ; l'amour,
comme la fortune, aime les audacieux, et
bientôt, dans ce houx épineux, hérissé com-
me un bourru bienfaisant, les oisillons mis
à couvert ouvriront leur bec. La dynastie
des pinsons est assurée pour longtemps.
Dans les clairières où se joue le soleil
poussent les plantes qui craignent l'ombre
trop épaisse des hautes futaies, et qui ai-
ment à s'épanouir à l'air libre et à la lumiè-
re ; la fétuque pennée, la molinie bleue, la
canche flexueuse, à panicules pourprés, les
graminées à tige grêle et sans nœud, et l'ai-
relle qui n'aura qu'à raulomne les jolies
grappes de baies noires appelées Raisin,
des bois.
Partout le mouvement gagne, la fermen-
tation augmente; des bourgeons éclatent,
des calices s'ouvrent, des voix s'éveillent ;
la vie fait sa grande invasion.
A SON RÉVEIL 31
D'un jour à l'autre, les teintes se modi-
fient ; ce n'était d'abord qu'un léger frot-
tis pour couvrir la toile, comme le font les
peintres lorsqu'ils ébauchent un tableau ;
puis les touches se superposent, les tons
deviennent plus solides, le feuille plus
nourri. Les détails, d'abord minutieux et un
peu grêles, comme dans les panneaux des
maîtres primitifs, prennent de l'ampleur en
se fondant dans la masse, mais lentement,
par gradations presque insensibles ; la na-
ture n'est jamais pressée, surtout dans nos
climats .
Ce n'est pas seulement dans l'air et dans
la terre qu'a lieu le réveil des forces vivan-
tes ; l'eau féconde fourmille d'êtres et de
plantes qui s'agitent et veulent se dégager
de la matière inerte.
Sortons un moment du bois et venons près
de cette mare où, par d'invisibles draina-
ges à travers l'herbe, les feuilles, les mous-
ses, les sables, se sont amassées les eaux de
la forêt, pour faire un de ces miroirs clairs
32 L\ NATURE CHEZ ELLE
et sombres que les anciens, dans leur lan-
gage poétique, appelaient « Miroir de Diane »
Spéculum Dianœ.
C'est sur le bord d'un taillis; les arbres
aux troncs sveltes, aux ramures délicates
que recouvre à peine un feuillage naissant,
se dessinent sur un fond de ciel clair, comme
ces délicates découpures en papier noir,
chefs-d'œuvre de ciseaux patients. Entre
leurs fûts élancés comme des colonnettes
gothiques, se hérissent quelques arbustes
sylvestres. Leurs pieds plongent dans des
mousses humides et des plantes aquatiques
qui s'épaississent. Ce sont des joncs, des
roseaux, des prêles, des sagittaires avec
leurs feuilles en fer de lance ; des nénu-
phars étalant leurs cœurs plats et visqueux;
des lentilles d'eau qui, sous leur petit
disque vert, laissent pendre des fils vivants
transition de l'animal à la plante; c'est
toute une flore marécageuse.
Dans les places qui ne sont pas envahie,
la mare polie et dormante reflète le taillis
A SON RÉVEIL 33
qu'elle a Tair de vouloir noyer sous ses
eaux. De vives plaques de lumière étincel-
lent çà et là sur ce fond sombre, à travers
le tremblement noir des arbres et le
remous qu'y produisent les ébats des ca-
nards sauvages, seuls habitants visibles de
cette solitude, où l'on sent pourtant la pré-
sence d'un esprit secret, de celui que l'anti-
quité nommait Pan et qu'elle faisait plus
grand que Jupiter.
Cette marc est tout un monde; si l'œil
pouvait pénétrer cette onde épaisse comme
il fait de la goutte d'eau transparente posée
sur l'objectif du microscope, il y verrait un
fourmillement étrange d'infusoires, d'ani-
malcules, de zoophytes, de larves secouant
leurs langes, d'ébauches d'insectes qui ont
encore deux ou trois masques à déposer
avant d'arriver à leur forme définitive. Cela
grouille, cela rampe, cela sautille, cela
voyage dans une bulle d'air; cela patine à la
surface avec une agilité et une sûreté que
n'eurent jamais les membres les plus sveltes
34 LA NATURE CHEZ ELLE
du Club des Patineurs, au Bois de Boulogne.
Il y a là des salamandres, des hydro-
philiens, des têtards, des nymphes de li-
bellules, des cousins en préparation, des
moucherons à l'état microscopique, tout cet
escadron ailé armé de scies, de trompes, de
tarières, de suçoirs qui, l'été, enveloppe
l'homme d'un nuage bourdonnant et lui
inflige d'insupportables tortures.
Combien plus nombreux seraient-ils, ces
buveurs de sang, si ces honnêtes canards,
qui semblent s'amuser à faire le plongeon et
à enfoncer par plaisir leur col d'or bleu et
d'émeraude dans cette eau qu'ils troublent»
ne détruisaient pour se nourrir les myria-
des de larves, et ne mettaient un frein à
cette effroyable population. La Nature, com-
me si elle avait peur de sa propre fécondité,
place toujours, à côté de ces espèces à mul-
tiplication presque indéfinie, une espèce su-
périeure qui la détruit dans la proportion
voulue. Elle a créé l'oiseau pour combattre
l'insecte, la mort corrige la vie ; l'inférieur
A SON IIÉVEIL 35
passe dans le supérieur comme élément, et
réquilibrese maintient.
Mais il n'y a pas que des cousins et des
moustiques dans les bois.
Regardez cette branche de houx : elle est
habitée par des hôtes plus aimables, qu'elle
a défendus pendant les mois d'hiver contre
les intempéries des saisons, abritant leurs
chrysalides de ses feuilles à dards aigus,
qu'on dirait fouillées au ciseau, tant leurs
arêtes sont vives. Si l'acanthe, se contour-
nant sous une tuile, a produit le chapileau
corinthien, le feuillage du houx semble
avoir fourni le modèle du chapiteau gothi-
que.
Voyez celte chenille qui traîne ses an-
neaux couleur de turquoise hérissés de
poils soyeux. Ne la méprisez pas parce
qu'elle rampe encore péniblement : tout
à l'heure elle va rejeter cette peau, gaine
étroite qui gène son allure et qu'elle laissera
36 LA NATUKE CHEZ ELLE
dans quelques instants à terre comme un
vêtement d'un autre âge. Psyché, démaillo-
tée, va déplier ses ailes et s'élancer vers la
pure lumière comme une âme qui aban-
donne son corps.
Salut, papillon étincelant qui semblés
vouloir consoler les fleurs de leur immobili-
té fatale, et dont les ailes ont Tair de péta-
les ! Te voilà délivré, te voilà en possession
de l'espace ! Tu as subi tes épreuves, dormi
tes sommeils, épuisé le cercle de tes méta-
morphoses ! Tu es parfait maintenant ; tu
n'as plus qu'à aimer et à mourir.
Mais, dans cet état brillant, te souvient-
il des phases antérieures ? Y a-t-il une
conscience chez toi des longues heures pas-
sées dans la coque de la chrysalide, dans le
fourreau de la larve ?
A chacune de tes métamorphoses, au
moment de l'engourdir, as-tu senti l'an-
goisse de la mort et de l'inconnu ? Cet éva-
nouissement terrible, ce passage noir d'un
monde à un autre, ont-ils laissé quelque
A SON RÉVEIL 37
trace dans la mémoire ? Cette chenille,
moins précoce que toi, qui chemine lente-
ment sur cette branche, sais-tu qu'elle est
ta sœur ? Cette peau qui était la tienne, ne
la prends-tu pas déjà pour un débris de
feuille ?
Mais à quoi bon adresser des questions
philosophiques à ce pauvre papillon tout
récemment éclos, qui brûle d'essayer ses
ailes neuves, de traverser l'espace, d'aller de
la fleur bleue à la fleur rose, de danser dans
un rayon de soleil et de poursuivre au-dessus
des prés sa compagne future ?
Allons, Amour, embrasse Psyché, et ne
prends pas la peine de nous répondre !
CHAPITRE III
ON LUI DONNE UNE SÉRKNADE.
Un des hérauts du Printemps, c'est le
coucou, un bizarre oiseau qui s'est nommé
lui-même et que cliaquc langue désigne par
l'onomatopée de son chant. Dès les premiers
beaux jours, on entend retentir ses deux
notes dans les bois ; mais il est difficile
d'apercevoir le chanteur : on le rappellerait
après sa cavatine qu'il ne reparaîtrait pas,
tant il est peureux et farouche. Peut-être
est-ce simple modestie; mais ce n'est pour-
tant pas de ce coté que pèchent les vir-
tuoses.
La plus commode manièrj d'observer le
coucou, c'est d'avoir, fixée à la muraille de
sachambrCj une de ces mignonnes horloges
de bois qu'on découpe si finement dans le
TyroL
ON T.ri DOXXK l'XF, SKRÉX.VDF, 89
Quand l'aiguille vient se poser sur le
chifîre clc l'heure, deux pclites portes pra-
tiquées an fronloa du chiiet ou du château
gothique que représente ordinairement l'hor-
loge, s'ouvrent et se renversent avec fracas,
et solennellement, avec un bruit de roua-
ges, s'avance un oiseau sculpté, peint et
verni, qui penche la tête, bat des ailes et
fait coucou autant de fois que l'heure con-
tient de chiffres.
Les meilleurs moments pour l'observer
sont mi li et minuit; que l'imitation soit
bien exacte, nous n'en retiendrions pas,
et les ornithologues sérieux trouveraient
sans doute beaucoup de c'.ioses à y repren-
dre. Mais l'on n'a pas toujours le temps
d'aller voir la Nature chez elle, surtout
lorsqu'on lui a fait plusieurs visites sans la
trouver.
On a raconté bien des choses fabuleuses
sur le coucou, dont le nom scientifique est
Cuculus canorus. Les anciens croyaient qu'il
se métamorphosait, à une certaine époque
40 LA NATURE CHEZ ELLE
de l'année, en milan ou en épervier, car il
ressemble à la fois à un rapace et à un
grimpeur; mais il n'est ni l'un ni l'autre,
et son ambiguïté ménage la transition.
Le coucou ne prête pas beaucoup aux
descriptions tendres et sentimentale? : il
est médiocrement amoureux et n'a pas le
sentiment de la famille. Il se soucie très
peu de voir cinq ou six larges becs béants
au bord d'un nid réclamant leur nourriture.
Pour éviter cet inconvénient, il n'a pas de
domicile et il vit en garçon ; la femelle pond
ses œufs dans le nid des rouges-gorges et des
autres oisillons, ayant soin de n'en mettre
qu'un dans chaque nid, puis elle secoue
ses ailes et s'en va, ne songeant plus à sa
progéniture.
Les oiseaux sont généralement des sopra-
nos et des ténors ; le coucou a une voix de
baryton qui résonne avec une gravité pres-
que humaine. Quand on l'entend pour la
première fois de l'année, la superstition
populaire veut qu'en manière de conjuration.
ON Lin DONNE UNE SÉRÉNADE 41
on porte la main à son gousset, car s'il ne
s'y trouvait pas d'argent en ce moment-là,
on courrait le risque de loger le diable dans
sa poche jusqu'à la Saint -Sylvestre. Bien
des poètes et des arlistes ont dû entendre
chanter le coucou sans prendre cette pré-
caution.
Ce pauvre coucou calomnié, qu'on taxe
de mauvais cœur, de libertin, de mauvais
père, qui abandonne sans vergogne, ses
enfants et les fait nourrir par d'autres qui
s'épuisent à cette besogne, s'il se conduit
ainsi, ce n'est ni par paresse ni par dureté
d'âme : il a un devoir à remplir, une tâche
que lui a imposée la nature.
Sa spécialité est de détruire les chenilles
processionnaires; lui seul a le bec assez
large, l'estomac assez rapace, parmi les
insectivores, pour s'acquitter de cette fonc-
tion ; et certes, ce n'est pas de sa part sen-
sualité gourmande ; les chenilles sont héris-
sées d'un duvet piquant comme le crin,
brûlant comme l'ortie, que l'oiseau rejette
4.
42 LA N'.VTriîE CHEZ ELLE
par petites boules feutrées, comme les chats
angoras qui ont avalé leur poil.
Ce qui lui reste de moelle pour sa peine
n'est pas bien succuIeuL, et il se remet aus-
sitôt à l'œuvre.
Comme ces chenilles font leurs ravages
à l'époque des amours et des couvées, vous
voyez bien que le coucou n'a pas le temps
de construire un nid et d'élever sa famille.
Il se sacrifiée l'intérêt public, et les oiseaux,
moins ingrats que les hommes, lui nourris-
sent ses petits, pour qu'il puisse vaquer
librement à sa mission.
Aussi le voilà près de cette touffe de
Sceau de Salomon, une des premières
])lantes qui verdissent dans la forêt, épiant
les chenilles dont la phalange va se déployer
au grand préjudice du feuillage naissant, si
frais et si tendre, et pendant qu'il guette,
le papillon, récemment délivré de sa chry-
salide, fait palpiter ses ailes nuancées,
semées d'yeux comme les plumes du paon.
Le narcisse, parmi les sveltes graminées,
0\ LT'I DONNE UNE SÉRÉNADE 4'J
entr'ouvre sa fleur jaune, qui semble porter
une petite coupe au milieu de ses six pé-
tales et sous l'herbe commence à cheminer,
à voleter, à bourdonner le monde presque
invisible des insectes; des cirons circulent
dans le velours d'une plaque de mousse,
qui est pour eux une gigantesque forêt
vierge aux lianes inextricables.
La saison est décidément ouverte.
Le feuillage, léger d'abord, s'épaissit ;
chaque arbre à son tour, selon qu'il est
précoce ou tardif, a mis son habit vert. Le
chêne lui-même, à travers sa rude écorce,
laisse pointer quelques jeunes feuilles.
La forêt n'a plus cette transparence qui
permettait au regard d'en sonder la profon-
deur. On n'y voit plus passer, comme une
ombre, la fuite des chevreuils et des cerfs,
et le soleil n'arrive plus qu'en gouttes d'or,
à travers les déchiquetures du feuillage,
sur les herbes qui poussent au pied des
hêtres où s'étendaient les bergers de l'E-
giogue.
44 LA NATURE CHEZ ELLE
Rien de plus frais, de plus tendre que
tous ces verts mêlés avec tant d'art sur la
palette de la nature; le bleu s'y combine
avec, le jaune dans des proportions d'une
variété infinie, que les peintres les plus ha-
biles ne reproduisent jamais qu'incomplète-
ment; mais le jaune domine, jaune transpa-
rent, soyeux, imprégné de lumière : les
feuilles sont blondes comme les cheveux des
tout jeunes enfants.
Aussi, quelle joie, quelle animation, quelle
turbulence parmi la gent ailée ! Ce ne sont
que roulades, sons filés, points d'orgue,
trilles, cadences^ gammes chromatiques.
Chacun s'en donne à plein gosier, sans
se soucier le moins du monde du voisin ;
et cela forme le plus délicieux charivari
qu'on puisse entendre : c'est comme si
l'on jouait en même temps une sonate de
Haydn et un menuet de Mozart.
Mais rien ne choque dans cette joyeuse
discordance, parce que la vraie harmonie
rst dans le fond du tumulte. Unique est le
ON LUI DONNE UNE SÉRÉNADE 45
thème, si les broderies sont variées ; et ce
tiième est l'amour.
Parmi ce gai tapage, l'oreille distingue
bientôt la phrase cadencée de la grive mu-
sicienne, qui pourrait se noter au piano,
tant elle est nelte. La grive a C3 sentiment
du rhytme qui manque, en général, aux
oiseaux, au rossignol lui-même, partisan
de la mélodie continue, comme Wagner.
Le merle a la voix plus douce, plus moel-
leuse, mais moins étendue. Son extension
n'esL guère que d'une octave, et, pour les
notes hautes, il a recours au fausset.
Cette chanson éclatante et sonore est
celle de la fauvette à tête noire, PAdelina
Patti, du groupe des fauvettes : la fauvette
des jardins, la fauvette épervière, la babil-
larde, la grisetle, n'ont pas ce talent. Ce
ne sont pas des donne di primo cartello, des
étoiles à mettre en vedette sur l'affiche;
mais elles font très bien leur partie dans
le concert et savent se rendre utiles.
Écoutez cette cadence perlée d'un accent
4H LA NATUllE CllKZ VAA.K
un peu mélancolique: c'est le rouge-gorge
qui la jette à travers les gazouillements,
les murmures et les cris divers de Tor-
chestre ailé.
On dirait l'âme de la forêt qui parle en
rêvant et raconte un songe printanier.
Le loriot et le pinson jabotent, et le cou-
cou fait la basse ; et, comme pour représen-
ter la critique, Margot la pie fait, après
chaque morceau, grincer sa note aiguë.
Au bord d'une prairie dont l'herbe est se-
mée de paillettes blanches, bleues, jaunes,
tombées de la main prodigue d'Avril, une
source s'épanche et s'étale sous l'ombre des
aunes, parmi les touffes de salicaire aux
feuilles lancéolées, les rubans d'eau, les
flambes, les scirpes de marais, les joncs et
d'autres plantes qui aiment l'humidité et la
fraîcheur. Avec un petit bouillonnement har-
monieux, l'eau jaillit d'une fissure de rocher
que tapissent des mousses de velours. Avant
de prendre son cours, la source semble se
recueillir et rêver dans son bassin, sur un
OX LUI DONNE IN)-: SÉRÉNADE iV
lit de sable et de cresson. Son eau est si
pure, si cristalline, qu'on ne l'aperçoit
qu'aux petits points diamantés que fait
briller çà et là, sur ses rives, son imper-
ceptible remous, et aur^si parce qu'elle
rend plus sombres les verdures et les reflets
submergés, comme un vernis ou une
glace sur un tableau.
Dans ce miroir d'acier bruni, Ingres eût
aimé à faire se réfléchir les pieds de marbre
de celte belle jeune fille nue qui laisse tom-
ber un ruisseau de l'urne inclinée sur son
épaule. L'antiquité mythologique eût couché
une naïade sur ce vert gazon émaillé par les
turquoises des myosotis.
Mais la Nature, aujourd'hui, se passe fort
bien de ces embellissements, et les sources,
pour ne pas coider d'urnes grecques, n'en
sont pas moins poétiques. Toutefois, nous
ne dédaignons nullement les naïades et les
nymphes, et leur temple rustique fait bonne
figure dans le roman de Daphnis et Chloé,
qu'il faut relire une fois par an, selon
48 LA NATURE CHEZ ELLE
Goethe, pour se remettre au ton simple et
naïf.
Près de ce bassin naturel, qui est une
coupe et un bain, les oiseaux se rassemblent
pour y tremper leurs becs et leurs ailes.
Dans leurs trémoussements, ils font rejaillir
l'eau en pluie de perles. Ils s'éclaboussent et
semblent rire comme des gamins : des bran-
ches sèches tombées dans la source et dont
quelques rameaux ressortent, des pierres
qui s'élèvent au-dessus du niveau comme
des écueils, leur servent de perchoir et de
séchoir ; et de là ils s'envolent en pépiant
sur les branches voisines, avec un bruit
joyeux et mutin, comme s'ils se querellaient;
mais n'en ayez aucune alarme, ce sont des
disputes d'amoureux, bientôt suivies de ten-
dres raccommodements.
De temps à autre passe un éclair bleu qui
rase l'eau : c'est le martin-pêcheur, avec son
aile où s'enchâsse un morceau d'aigue-ma-
rine. 11 n'est là qu'en visite, ce n'est pas un
hôte des bois. La fraîche source l'a séduit ;
ON TA'I DOXXK UNE SÉIŒXADE 411
car il se tient habituellement sur le bord des
rivières, le long des oseraies, des rangées de
saules et des barrages de vieilles planches
011 abonde le fretin dont il fait sa nourriture.
Il est un peu brusque et sauvage, et parfois
son départ rapide surprend le promeneur.
Qu'il fait bon s'arrêter au bord de cette
eau si pure et si tranquille, de s'asseoir dans
l'herbe moelleuse et de s'y tenir immobile
pour ne pas effaroucher cette population
charmante qui est bien là chez elle, et que
vous n'avez pas le droit de troubler !
D'abord les oiseaux auront peur et s'envo-
leront à quelque distance. Cachés entre
deux feuilles, ils vous observeront de leurs
petits yeux ronds et scintillants qui voient si
bien. Ils auront bientôt deviné que vous
n'êtes pas un chasseur.
Dès qu'ils comprendront que vous n'avez
envie ni de les tuer, ni de les empailler,
mais seulement de les regarder et des les
admirer en simple poète, ils seront vite ras-
surés. Le bâton couché auprès de vous, qu'ils
5
50 LA XATUltK (JllE/. ELLK
avaient pris pour un fusil, ne leur inspirera
plus aucune crainte. Ils se rapprocheront,
sûrs après tout d'être hors d'atteinte d'un
coup d'aile, et vaqueront à leurs petites
affaires comme si vous n'étiez pas là.
Quelque petit de la dernière couvée, sorti
du nid hier peut-être avec son plumage
encore un peu court, se hasardera tout près
de vous pour contempler à son aise cet ani-
mal étonnant qu'il n'a pas vu dans les bois
et qu'on appelle Homme.
Bientôt le cerf, enhardi, vous prenant
pour une statue, viendra boire sur l'autre
rive, en face de vous, relevant de temps en
temps la tête, et laissant tomber des fils
d'argent de son muffle noir.
A votredépart de la ville, vous aviez em-
porté un livre, quelque petit Horace elzévir,
d'un format commode et n'encombrant pas
la poche, ou tout autre poète moderne fa-
vori ; car dans les bois on ne peut pas lire
de prose. Mais à quoi bon lire un livre im-
primé quand on a devant soi, tout ouvert,
OX LIT DONNE l'NE SKRKNADK 51
le grand livre universel, cette Bible crimages,
de parfums et de sonorités, si pleine de
sens mystérieux et vaguement profonds,
de phrases dont on entrevoit le mol, mais
qui ne se laissent pas arracher leur énigme ?
Épeler une seule ligne, au premier feuil-
let tournant sous votre doigt, suffit pour
occuper non seulement la journée, mais
toute la vie.
Penchez-vous vers l'herbe, et, entre les
bras de la féluque, du pâturin, de l'agroste,
de la folle avoine, de la fausse ivraie, vous
verrez cheminer, si vous avez de bons yeux,
toute une armie d'insectes dans l'ardeur
d'une existence nouvelle ; car il y a quel-
ques jours à peine, ils sommeillaient, enve-
loppés de leurs coques à 1 état de chrysa-
lides. Ils vont à leurs destins avec une
certitude instinctive, aucun d'eux n'ayant
vu ses parents et tous étant des enfants pos-
thumes, dont une prévoyance étrange avait
arrangé la vie future. Ils cherchent leur
proie végétale, morte ou vivante ; ils se pré-
53 LA NATURE CHEZ ELLE
parent des retraites; ils combattent leurs
ennemis, les dévorent ou en sont dévorés.
C'est la loi de nature, et la vie, cliose
cruelle à dire, n'est qu'un carnage équili-
bré. Il se fait, sous ces touffes d'herbe,
entre infiniment petits, des massacres égaux,
sinon supérieurs aux plus grandes batailles
humaines.
Le temps passe vite dans cette solitude,
si animée sous son apparence tranquille, et
qui dépasse en habitants la ville la plus
populeuse.
Déjà le soleil, plus oblique, lance ses
flèches d'or à travers les palissades des
arbres, dont les ombres bleues s'allongent
sur les pentes du gazon. Les oiseaux se
rassemblent et cherchent la branche sur
laquelle ils doivent passer la nuit ; mais avant
de s'endormir ils se racontent les commé-
rages et les petits scandales de la journée.
Comme ils pépient, comme ils jacassent,
comme ils sautent, chacun apportant sa
nouvelle ! L'^s prudes déplorent la conduite
OX LUI DONNE UNE SÉRÉNADE 53
d'une oiselle qui se compromet. On a vu
un chardonneret en conter à une fauvette.
Mais autant en emporte le vent, et la fau-
vette n'en sera pas moins bien reçue dans
la bonne société.
Il est l'heure de vous acheminer vers la
lisière de la forêt; mais en retournant à la
ville, comme à regret et d'un pas lent, cueil-
lez dans l'herbe les petites fleurs sylvestres
qui se rencontreront sous vos pas : la violette
parfumée, la primevère, la circée pari-
sienne, le lierre terrestre, la pulmonaire, le
narcisse des poètes, l'anémone, l'ancoiie, le
boutond'or, et surtout la gentille pâquerette,
cette marguerite en miniature qui porte un
soleil dans une étoile et dont les pétales arra-
chés répondent aux questions amoureuses :
« Un peu, beaucoup, pas du tout. i>
Qui ne s'est moqué de cette jolie croyance
populaire, et qui n'a pas, à un certain mo-
ment de sa vie, interrogé la fleur avec une
certaine anxiété, la jetant si elle ne rendait
pas un oracle favorable ?
5.
54 LA XATUIIK CHF.Z ELLE
Nouez le bouquet avec quelques-unes de
ces longues herbes dont les enfants se ser-
vent pour enfiler des perles, et, si la jeune
fille à qui vous l'offrirez ne le reçoit pas avec
autant de plaisir qu'un bouquet de M'"^ Pré-
vost, ce n'est pas la peine de questionner la
marguerite.
CHAPITRE IV
ELLE SE PARE POUR LA NOCE.
Voilà donc le printemps qui a fait son ins-
tallation définitive: il règne dans toute sa
gloire, et, couronné de fleurs, trône sous
sa tente de verdure plus splendide qu'un
pavillon de roi, quoiqu'elle n'ait rien coûté
et qu'on n'y voie ni pans de velours, ni
lambrequins, ni courtines relevées de câbles
d'or, ni sentinelles veillant appuyées sur
leurs armes.
Maintenant, le feuillage a partout caché
l'armature des arbres. Par masses harmo-
nieusement arrondies, il s'est suspendu
aux branches, depuis les plus grosses, qui
s'insèrent au tronc directement, jusqu'aux
plus petites qui se subdivisent en rameaux
presque capillaires. Mais à travers ces touffes
56 LA NATURE CHEZ ELLE
plus OU moins épaisses, la forme, le port,
l'attitude de l'arbre se distinguent toujours :
on reconnaîtrait le chcne, le hèti e, l'orme,
le frêne, le charme, le bouleau, quand bien
même la découpure et la coloration de la
feuille n'indiqueraient pas la diversité des
essences.
Quelle variété immense de tons, dans
cette livrée en apparence monochrome dont
la nature revêt le règne végétal ! Tout
cela, dans le pauvre langage de l'homme,
s'appelle du verl. C'est le mélange du
rayon jaune et du rayon bleu, mais la pro-
portion n'est jamais la même ; et pour nous
servir des termes de la peinture, qui don-
nent mieux l'idée des nuances que des
descriptions approximatives ne sauraient le
faire, au bleu de Prusse fondamental se
mêle la nombreuse gamme des jaunes :
l'ocre, l'ocre de rue, le jaune de Naples,
le jaune de chrome, le jaune de Mars, le
jaune indien, les laques jaunes pour les
glacis ; plus quelques verts spéciaux, le
ELLE SE PARE POUR LA NOCE 57
vert minéral, le vert de Scheel, le vert
Véronèse, le tout modifié par rintroductioii
des gris argentés que nécessite le feuillage
des bouleaux, des trembles, des saules et
autres arbres de couleur pâle; et encore
quand on veut peindre une forêt, cette
palette est bien insuffisante.
C'est un axiome en matière d'association
de couleurs que le bleu et le vert ne vont
pas ensemble. — Un châle vert sur une
robe bleue ! La pensée d'une telle barbarie
ferait évanouir une femme élégante ; et
cependant c'est l'accord que la Nature, qui
s'y connaît, nous le supposons du moins,
emploie le plus volontiers. Nous en prenons
à témoin les innombrables cimes de forêts
verdoyantes qu'elle fait se découper sur le
fond azuré du ciel ; mais elle sait rendre
harmonieux ce que l'homnift laisse faux et
criard.
Se sentant abrités, enveloppés de mys-
tère, dérobés à la vue des ennemis qui les
poursuivent, assurés d'une nourriture a bon-
58 LA NATUllK CHEZ ELLE
dante et facile, les oiseaux qui se tenaient
tapis sous le mince abri d'une branche,
recevant la pluie froide sur leurs ailes alour-
dies, ou dans quelque fissure d'arbres ou
de rocher, tristes, ennuyés, solitaires, en
proie à la terreur des longues nuits, faisant
maigre tous les jours de la semaine, volè-
tent et chantent joyeusement pour célébrer
le retour de la lumière, la lumière bien-
aimée qui apporte la gaieté, la vie et la
chaleur. Comme Gœthe, ils disent : de la
lumière ! oh ! plus de lumière encore !
Avec le beau temps reviennent les amours ;
les galants cherchent leurs beautés. Ce n'est
par tout le bois que gazouillements, ra-
mages, fredons, cris d'appel, déclarations,
aveux modulés, siffles, pépies, garrulés. Les
muets de l'hiver sont devenus les bavards
du printemps. Le pivert lui-même, ce rude
travailleur, dont on entend sonner de loin
le marteau contre le tronc des arbres,
essaie quelques gauches madrigaux devant
sa famille, qui fait la dédaigneuse, mais
ELLE SE PA1;E POTlt LA NOCE oU
n'est pas moins touchée; car il y a chez les
oiseaux, comme chez les hommes, des Jean-
Jacques Rousseau et des Don Juan, les
timides et les effrontés.
Le petit roitelet, l'oiseau-mouche de nos
climats, si vif, si gai, si alerte, qui a, lors-
qu'il marche, la prestesse de mouvement
d'une souris effarouchée, et qui sautille à
travers les haies, vous accompagnant d'un
air moqueur, en gentil camarade à la lois
craintif et familier, n'est pas le dernier à
déclarer sa flamme, car il y a un grand
cœur dans ce corps mignon. Vous le voyez
sur la lisière du bois, aller et venir, la
queue retroussée comme celle d'un coq, pé-
tulant, affairé, sautant de ci, de là, ayant
au bec tantôt un bout de crin, tantôt un
brin de mousse ou quelque petite bûchette:
au moindre bruit des feuilles, au plus léger
froissement des herbes, il s'envole d'une
brusque saccade ; mais bientôt il reparaît,
et se rapproche par des sauts de côté, la
queue toujours dressée, de ce tas de
60 LA NATUltE CHEZ ELLE
fagots oublié là par quoique bûcheron qui
n'a pas voulu se donner la peine de le
traîner jusqu'à la ville, et où s'accrochent
déjà des guirlandes de lierre; car la Nature,
cette infatigable brodeuse, profite du moin-
dre canevas pour y tracer ces élégantes
arabesques. Le petit gaillard, amant près
de devenir père, travaille au nid qui doit
contenir la famille future. Il se hâte, le mo-
ment de la ponte approche, et déjà la
femelle, pressentant la maternité, se place,
les ailes frémissantes, dans un berceau
qu'elle arrondit, dont elle raffermit le tour,
qu'elle imprègne de sa chaleur, qu'elle
attendrit de son âme maternelle ; car il est
toujours rude le passage du non-être à la
vie.
A cette douce tiédeur, la couvée éclora
bientôt. La frêle coque des oeufs se brisera
et les petits se culbuteront sous le ventre
de la mère. En attendant ce bienheureux
jour, elle ne peut quitter le nid ; le moindre
air frais comprometterait l'avenir de la
ELLE SE PAKE POUH LA NOCE 61
couvée, et les oiseaux, sans avoir de thermo-
mètre, connaissent le degré de chaleur qu'il
faut. Pourtant, elle s'est absentée un mo-
ment, rien qu'un moment; car la faim la
pressait, et le roitelet, parti aux provisions,
ne trouvant rien sans doute, ne revenait
pas. Une femelle de coucou, un oiseau énorme
si on le compare à notre petit camarade,
s'est abattue sur le nid et y a laissé un
œuf pas beaucoup plus gros que les autres ;
puis elle s'est enfuie à tire d'aile, comme
une mauvaise mère qui a déposé son enfant
sur le seuil de l'hospice.
L'oiselle du roitelet est revenue aussitôt,
et ne s'est aperçue de rien ; car les oiseaux,
bien que pleins d'intelligence, ne sont pas
forts en arithmétique. Les pies, qui sont
les Barème de la gant ailée, comptent, dit-
on, jusqu'à cinq. Mais les roitelets n'en sa-
vent pas si long ; aussi notre couveuse ne
voit-elle pas que le nombre de ses œufs est
augmenté. Elle reprend sa place, et le roi-
telet revient, non pas tout droit, mais en
6
62 LA N AT LUE CHEZ ELLE
traçant des zigzags, destinés à dérouter
les yeux qui peuvent l'épier. Il ne veut pas
trahir la retraite qui abrite ses chères
amours. Il vole à droite, il vole à gauche,
sautille de branche en branche d'un air in-
différent et distrait, comme occupé d'autre
chose et regardant ailleurs. Puis, prenant
tout à coup sa résolution, après un coup
d'œil furtif jeté aux alentours, il fond comme
l'éclair sur le nid où l'attend la femelle, sa
petite tête à demi-renversée, la gorge ten-
due, le bec entr'ouvert. Un rameau tordu
surplombe le nid, et c'est sur ce rameau que
s'ébat le roitelet, l'amant, le mari, le pro-
tecteur qui pourvoit aux besoins de la jeune
mère, et dont chaque baiser est une bou-
chée. Ce ver appétissant, cette larve moel-
leuse, il a le courage de ne pas la garder,
et c'est un mérite pour un petit gourmand
de vif appétit; mais l'amour inspire le sacri-
fice.
Quel charmant ménagCj quelle union, quel
accordj quelle passion de part et d'autre I
ELLE SE PARE POUR LA XOCE G3
Comme ils se suffisent et se font un univers
de quelques centimètres de circonférence,
et comlDien de ménages humains devraient
prendre modèle sur ces oiselets ! Le petit
monsieur emplumé ne passe pas les nuits
au club, et pour s'absenter toute la journée,
il ne prétexte pas la fameuse affaire Ghau-
montel, si plaisamment inventée par Balzac
dans ses Petites misères de la vie conju-
gctle.
Mais sous la lente chaleur de l'incubation,
les petits sont éclos enfin. Tout autour du
nid, rangés en cercle, s'ouvre une série de
becs bordés de jaune, et parmi ceux-là un
plus large et plus béant que les autres. C'est
celui du jeune coucou, de l'enfant abandonné
par de mauvais parents. Chose étrange !
c'est l'intrus, le délaissé, le Champi, comme
dirait George Sand, que le roitelet et sa
femme aiment le mieux. Ils ne semblent pas
s'apercevoir qu'il est d'une autre espèce que
la leur ; ce fort nourrisson, à l'insatiable
appétit, les met en extase : comme il est
64 LA NATURE CHEZ ELLE
gros, comme il est dodu, comme il est déjà
grand et robuste pour son âge! Quelle diffé-
rence entre lui et ces autres petits hâves,
maigrichons, mal venus! Ils l'admirent et
sont flattés, eux si mignons, d'avoir produit
cet énorme enfant. S'ils connaissaient ces
exhibitions américaines de bébés, où le bébé
le plus pesant est primé, ils y enverraient
leur coucou, qu'ils prennent pour un roite-
let exceptionnel. C'est lui qui est toujours
le premier servi et qui gobe les plus fins
morceaux. Aux autres, après lui, s'il en
reste. Avec une activité extraordinaire, le
mâle et la femelle, tour à tour, vont à la
picorée, et le grand bec engouffre tout. Les
délicates créatures s'épuisent à rassasier
leur cher Gargantua. Tant bien que mal, la
couvée s'élève. Le duvet est remplacé par
les plumes, les ailes se garnissent, les queues
s'étalent déjà hors du nid trop plein. Le mo-
ment de la séparation approche ; la famille
va se disperser. Se trouvant à l'étroit et
n'ayant plus besoin de personne, l'enfant
ELLE SE PARE POUll LA NOCE 65
adultérin, qui a dévore la substance des pe-
tits légitimes, s'envole sans dire merci, par-
fait symbole d'ingratitude, et prouve ainsi
qu'il possède l'indépendance du cœur, selon
la maxime de Nestor Roqueplan.
Quelques naturalistes, surtout parmi les
anciens, au temps où la science se conten-
tait d'hypothèses et de légendes qu'elle ne
se donnait pas la peine de vérifier, ont pré-
tendu que le jeune coucou mangeait ses pa-
rents adoptifs; c'est une calomnie. Mais il
ne faut pas lui savoir gré de cette sobriété,
et la lui imputer à vertu. Le coucou n'est
pas un rapace, quoiqu'il en ait quelques ca-
raclèrcs extérieurs; il ne se nourrit que de
chenilles, d'insectes, de larves : autrement,
croyez-le bien, il ne se gênerait en aucune
façon, et croquerait, depuis le père jusqu'au
dernier petit, l'aimable famille de roitelets
qui l'a si gracieusement hébergé.
Perché sur le bord du nid, l'oiseau mi-
gnon, avec regret et mélancolie, voit s'en-
voler à travers l'épaisseur du bois le gros
0.
on L.V NALI'Il!': l'III'.Z i:[.LE
compère qui, plus lard, s'il le rencontre,
fera semblant de ne pas le reconnaître. Heu-
reusement, les chagrins d'oiseaux ne sont
pas bien longs, et le roitelet se consolera
dans la compagnie de ses chères mésanges,
chez qui il trouve toujours bon accueil.
Dans la forêt, tout le monde entre en
ménage : linots, fauvettes, mésanges, ber-
geronnettes, pinsons, jusqu'aux oiseaux mé-
chants, que le meurtre semble devoir occu-
per plus que l'amour; les rapaces nocturnes
s'attendrissent et font rouler comiquement
leurs yeux ronds à l'iris de paillon jaune ou
orangé. Ils se donnent des grâces comme
des Sganarelles amoureux ; ils sont trouvés
charmants par leurs belles, aux oreilles de
chat, et ils admirent leur progéniture.
« Dieux ! que les hibous sont jolis! s) enten-
drait-on murmurer dans le creux des vieux
arbres, pour peu qu'on eût l'oreille fine, par
un père et une mère ravis de leur œuvre.
Sous l'influence de la douce atmosphère,
lesnymphes se débarrassent de leurs larves,
ELLE SE l'.VRE POUR L\ NOCE Ui
et après la longue incubation de l'om-
bre, s'élancent gaiement vers la lumière,
enfants posthumes qui n'ont pas connu leurs
parents et qui ne connaîtront jamais leur
postérité. Des légions d'insectes munis
d'ailes, parés de brillantes couleurs, eux qui
naguère rampaient sous des livrées obscures,
voltigent et bourdonnent çà et là, enivres
de la liberté récente, et jouissant avec
délices de la vie légère, ailée, capricieuse.
Après un sommeil de trois ans, le hanne-
ton, sûr de trouver son pain sur l'orme,
commence, se sentant riche comme la bou-
langère, à compter ses écus au soleil, en ou-
vrant et refermant, en manière d'éventail,
les lamelles de ses antennes; puis, écartant
comme les basques de l'habit marron, porté
par Lablache dans Don Pasquale, ses dures
élytres couleur de bronze florentin, il déplie
la gaze chiffonnée de ses ailes et s'envole
avec une pesanteur étourdie, se cognant à
tout, comme s'il ne voyait rien de ses gros
yeux myopes.
68 LA NATLIIE CHEZ ELLE
Il n'est pas besoin d'aller au bois pour
voir des couples amoureux. Regardez ce
vieux toit de colombier, ou plutôt de pigeon-
nier, si le mot vous paraît trop féodal et
sentant son castel à mâchicoulis et à tou-
relles en poivrières. Il est bien délabré,
bien effondré ; quelques restes de chaume,
plaqués de mousses et où passent les vio-
liers, les joubarbes, les iris de murailles,
pendent sur les poutrelles mises à nu
comme les lambeaux d'un vieux tapis turc
effiloché, passé, éteint, mais qui a encore de
belles taches de couleur. Les lierres, les
ronces, les saxifrages et toutes ces plantes
pariétaires qui ont besoin de Thumidité et
du salpêtre, ont escaladé, à Tenvi, le pigeon-
nier en ruine, plongeant leurs griffes dans
les fissures des pierres disjointes, profitant
d'une rugosité du plâtre pour monter à l'as-
saut comme d'habiles gymnastes. Et c'est un
fouillis adorable et charmant, un mélange
de décombres et de plantes, une antithèse
de solives qui s'affaissent et de fleurs qui
ELLE SE PARE POUR LA NOCE 69
jaillissent ; car jamais la nature n'est plus
vivace que sur la destruction ; elle fait le dé-
sespoir des propriétaires et le ravissement
des peintres. Ah ! comme à ce vilain pigeon-
nier croulant, le paysan ou le bourgeois,
également dénués du sens pittoresque, pré-
férerait un colombier tout battant neuf, avec
sa tourelle correctement ronde comme un
cylindre, blanchie d'hier à la chaux, son
toit de tuiles d'im rouge vif et sa petite
porte-fenètre peinte en vert dragon !
Mais les pigeons ne sont pas si bêtes ! Ils
s'ébattent par nuées blanches ou chatoyantes
sur ce toit oi^i le soleil du matin fait, dans
les gouttes de rosée égrenées parmi les
mousses et les feuilles de vigne vierge, scin-
tiller mille diamants de la plus belle eau.
Ils trouvent mieux leurs aises dans cet
aimablQ désordre naturel, que dans la dure
symétrie humaine. Ces velours de lichen sont
moelleux ; cette latte en travers, qui a laissé
tomber son crépi, offre aux pattes roses un
commode perchoir. Où pourrait-on placer,
70 LA XATUJIE (IIE/ ELLE
plus confortablement, un nid qu'au fond de
cette alcôve formée par un effondrement du
toit, et protégée par deux vieux chevrons qui
se croisent!
Aussi ce chaume en pente sur ce mur
croulant, au fond de cejardin en friche aban-
donné aux végétations folies, est-il une Cy-
thère pour les oiseaux; jadis chers à Vénus,
et qu'elle doit aimer encore, si, comme Henri
Heine le prétend, les dieux de la mytho-
logie subsistent toujours, cachés sous d'hum-
bles déguisements ; et il doit le savoir, lui
que nous avons plus d'une fois soupçonné
d'être l'Apollon antique ayant appris l'alle-
mand à l'université d'Iéna. L'Aphrodite d'or,
pour nous servir de la belle épithète homé-
rique si souvent appliquée à Vénus, rencon-
trerait là, pour renouveler l'attelage de son
char, des couples superbes, des races ma-
gnifiques, inconnues peut-être à l'antiquité.
11 y a par ce toit des pigeons de bien des es-
pèces : le pigeon capucin, le pigeon pattu,
qui a l'air d'un raffiné du temps de LouisXHI,
ELLE SE PARE POIR L.V NOCE 71
avec ses bottes à chaudron remplies de den-
telles ; le pigeon comme un moine, celui qui
se rengorge dans sa cravate ainsi qu'un
merveilleux du Directoire ; le pigeon-paon,
fier de sa beauté, paradant avec fatuité de-
vant les belles, et manœuvrant sa queue en
éventail ; quoiqu'elle ne soit pas ocellée
comme celle de l'oiseau de Junon, la lumière
s'y joue en éclairs irisés, capables d'éblouir
une amante.
Et tout le jour et toute la nui l, sur le vieux
toit du colombier où palpite l'amour heu-
reux, c'est pourtant une éternelle plainte et
comme le soupir d'un cœur étouffé qui se
pâme.
CHAPITRE V
ELLE RÊVE AU BORD DE l'ÉTANG.
Si VOUS êtes paysagiste et que vous erriez
dans une campagne peu fertile en motifs
pittoresques, quand vous entendrez au loin
les grenouilles chanter en chœur les vers
onomatopiques d'Aristophane : Brekekekex,
coax, coax, marchez de ce côté, et bientôt,
débouclant la bretelle de votre boîte à cou-
leurs, vous piquerez en terre le bout ferré
de votre parasol.
En effet, guidé par ce coassement, sem-
blable au bruit d'un verre qu'on rince,
vous arriverez bientôt à quelque jolie mare
étalant sa nappe dormante sous une ligne
d'oseraies, près de quelque vieux saule
curieusement difforme, et rappelant, avec sa
tête à demi-ébranlée, la perruque hérissée
ELLE RÊVE AU BORD DE l'ÉTAXG 73
d'un Sylvain; Tendroit sera charmant, plein
de fraîcheur et abondant en détails gra-
cieux. La grenouille annonce l'eau, qui est
la vie du paysage, l'élément fluide et mo-
bile où la lumière tremble et se reflète
comme dans un miroir vagabond. La pré-
sence de l'eau fait naître l'herbe et la ver-
dure, et il n'en faut pas davantage pour
faire un tableau. Ces petits coins prêtent
plus que les ambitieux points de vue, les
grands horizons et les vastes panoramas
alpestres.
Les grenouilles ont cet honneur d'avoir
occupé de bien grands poètes : Homère,
Aristophane, La Fontaine. Le premier a
chanté leurs luttes avec les rats dans une
épopée burlesque ; le second en a fait les cho-
ristes d'une de ses plus mordantes comé-
dies ; le troisième leur a confié les rôles
principaux de plusieurs de ses fables. Elles
figurent aussi dans une vieille chanson de
campagne que nous ne prétendons pas com-
parer à la poésie de ces divins maîtres, et
74 LA ^AlUUi: CHEZ ELLE
qui a cependant un certain sentiment d'har-
monie imitative dont l'oreille se berce. Nous
l'avons entendu chanter autrefois dans un
petit villoge perdu, où nous alHons passer
nos vacances, par une parque rustique qui
filait sur le pas de sa porte, et l'air, dont
voici les pai oies, s'accommodait assez bien
avec la basse continue du rouet, rythmée
par le clapement de pied de la fileuse.
Pleut, pleut, mouille, mouille.
C'est le temps de la grenouille.
La grenouille a fait son nid
Dans retable à nos brebis ;
Nos brebis en sont malades,
Nos moutons en sont guéris.
Nous ne savons pourquoi, ces vers, ou
plutôt ces lignes terminées par des asso-
nances plus ou moins vagues, nous char-
ment dans le sens magique du mot, et pro-
duisent sur nous une espèce d'incantation.
Ils tintent à notre oreille comme les gouttes
de pluie fouettant la vitre, ou glissant de
M
ELLE EÊVE AT' BOllD l'I". l'ÉT.VN'G 7.*)
feuille en feuille, ou courant en fumée sur
la pente des toits; ils font le bruit mono-
tone et clapotant de l'eau tombant dans
l'eau, et vous donnent une sensation de
fraîcheur humide, dont le thème dominant
est l'idée de grenouille. C'est en même
temps un pronostic et une observation d'hy-
giène rustique, comme en font les bergers,
toujours occupés d'astrologie et de méde-
cine, et au fond un peu sorciers. Et si l'on
a l'imprudence de se laisser prendre une
fois au bourdonnement fatidique de cette
pluvieuse cantilène, on ne peut plus s'y
sousti'aire, et vous voilà murmurant d'une
lèvre machinale : « Pleut, pleut, mouille,
mouille », du matin jusqu'au soir, au grand
dérangement de vos contemporains, à moins
pourtant qu'ils ne subissent l'influence, et
ne se joignent à vous comme un chœur.
Alors «■ la scie a toutes ses dents », comme
on dit en lan^a^e d'atelier.
Les critiques forts en histoire naturelle,
comme en toutes choses, objecteront peut-
76 LA NATURE CHEZ ELLE
être que la grenouille ne fait pas de nid et
n'iiabite guère les étables. Cependant nous
pouvons certifler, d'après le témoignage de
Rouvière, ce prêtre de Shakespeare, ce
grand artiste mort à la peine, qu'il se
rencontre parfois des batraciens dans les
granges. Rouvière, pour essayer l'effet de la
poésie sur Tânie neuve des paysans, jouait
Hamlet, avec une troupe de rencontre, sous
une espèce de hangar qu'on avait, tant bien
que mal, disposé en théâtre. C'était presque
aussi primitif que le Chariot de Tliespis. A
la scène du spectre, lorsque le prince de
Danemark frappe du pied le sol en disant :
« Paix là, vieille taupe! » un formidable
coassement répondit, en lui désobéissant, à
l'injonction d'Hamlet. Quelques grenouilles,
qui dormaient là dans une flaque d'eau
sous les planches, s'éveillèrent en sursaut
au coup de talon de l'acteur, et, se souve-
nant d'avoir chanté pour Aristophane, ne
dédaignèrent pas de donner la réplique à
Shakespeare.
KLLE RKVE AU BORD DE L ETANG 77
Au grand monologue où le prince Hanilet
se pose les insolubles questions qui tour-
mentent la pensée humaine sur l'être et le
non-être, sur la vie et la mort, sur le rêve
possible de la tombe, les grenouilles prirent
encore la parole et semblèrent donner la
réponse de la nature. Un pareil accident a
pu arriver au grand poète anglais, lorsque,
peu connu encore, il remplissait le rô!e du
spectre dans le premier Hamlet, qu'il cor-
rigea depuis d'une main si magistrale.
Revenons, non pas à nos moutons, mais à
nos grenouilles. Les voilà sur le bord de
leur mare, prêtes à faire le plongeon, au
moindre bruit, par une têle piquée, dont les
caleçons rouges du bain Deligny envieraient
la correction. La grenouille semble chargée
par la nature de donner des leçons de na-
tation à l'homme, dont elle rappelle vague-
ment la structure. Elles ont les pattes de
devant repliées sous la poitrine, celles de
derrière ramassées le long de leur corps ;
leur échine fait une protubérance comme si
7.
78 L\ NATURE CHEZ ELLE
elles avaient les reins cassés, et leurs beaux
yeux, aux cercles d'or, saillent sur leur tête
comme les cabochons sur un bijou oriental
ou byzantin. Leur clos se nuance d'une
couleur de bronze verdâtre qui se fond sous
le ventre en blancheur argentée. Des doigts
délicats, que relient de fines membranes,
terminent leurs membres comme de petites
mains et en font un animal agile, propre,
plutôt joli que laid, qui a sa caricature
dégoûtante et monstrueuse dans le crapaud.
Comme elles ont Tair de se trouver bien
au bord de ce bassin bordé de myosotis,
encombré de salicaires, de rubans d'eau,
de nénuphars, qui les soutiennent sur leurs
larges disques comme des radeaux ! Les
mâles, gonflant les poches de leur gorge,
coassent avec animation, comme si le son
de leur propre voix les excitait ; les femelles
ne font entendre qu'un faible murmure
approbatif, car elles n'ont pas de voix. Elles
happent les mouches et les cousins qui volè-
tent étourdiment çà et là, avalent quelques
ELLE RÊVE AF HORD DE L'ÉTAXa 79
bestioles nageant à leur portée, et, sautant
sur une branche morte tombée en travers
de la mare, ne reprochent pas à Jupiter,
comme les grenouilles de la fable, de leur
avoir donné pour roi un soliveau. Aucune
n'a la sottise de demander, à la place du
monarque inoffensif, le héron qui les gobe-
rait. Malgré tout Fesprit des fabulistes, les
animaux sont encore plus sages dans la na-
ture que dans l'apologue. Pilpay, Esope,
Phèdre et La Fontaine leur ont trop souvent
prêté les ridicules, les vices et les folies des
hommes.
Bien qu'elle soit d'un naturel pacifique,
la grenouille a ses ennemis. Les cchassiers,
de leur long bec, la piquent à défaut de
poisson; les serpents l'attaquent, et, disten-
dant leurs mâchoires, finissent par l'englou-
tir. L'homme la pêche, et, lui coupant les
cuisses à la hauteur des reins, en fait un
bouillon qui ressemble au bouillon de poulet,
ou bien encore l'accommode en friture. Il n'y
a pas longtemps qu'on appelait, en Angle-
80 LA NATURE CHEZ ELLE
terre, les Français <s mangeurs de grenouil-
les, » et qu'on croyait que ce batracien for-
mait la base de leur nourriture.
Rien déplus triste que de voir ces troncs,
vivant encore, séparés de leurs extrémités
inférieures, sauteler péniblement le long de
la mare comme des culs-de-jatte, en s'ap-
puyant sur leurs pattes de devant. Mais qui
est-ce qui a pitié d'une grenouille ? Victor
Hugo peut-être, qui, dans son effusion pan-
théiste, a consacré aux tortures d'un cra-
paud une si magnifique poésie.
Quelquefois, cependant, un sort plus doux
attend la grenouille captive ; pour peu
qu'elle soit alerte et mignonne, que sa robe
verte ait de belles rayures d'or et que le
blanc de son ventre soit pur, on lui donne
pour prison un bocal de verre bien transpa-
l'ent, rempli d'une eau limpide, où plonge
une échelle de grosse paille ou de légères
bûchettes. Et voilà la pauvre grenouille
transformée en baromètre vivant. Sensible
aux variations hygrométriques, elle prédit
ELLE IIKVE AT P>ORn DE l'ÉTANG 81
la pluie et le beau temps en descendant ou
en remontant les échelons. Trop heureuse si
quelque jour un médecin, un physiologiste,
n'a l'idée de la retirer de là et de lui éten-
dre la patte sur l'objectif d'un microscope,
pour démontrer, par transparence, la circu-
lation des globules de sang, ou, ce qui serait
pire, de lui découvrir un nerf avec le scalpel
et de le mettre en contact avec la pile de
Volta.
La promesse du chœur aquatique n'a pas
été menteuse. L'eau abonde, se répand dans
les dépressions du sol, eau tombée du ciel
ou extravasée par de petites sources qui ne
trouvent pas leur cours. Elle baigne le pied
des arbres, amis de l'humidité, et dont les
racines plongent volontiers dans la vase. Il
y a là de vieux chênes, qui étendent leurs
branches transversales comme des bras qui
prêteraient serment, des bouleaux frêles et
inquiets, au feuillage glauque et blanc, dont
l'écorce de satin se déchire et s'effiloche, et
qui enlèvent en clair leur silhouette pâle de
82 LA NATUUK CHEZ ELLE
ce fond de sombre verdure ; des frênes, des
hêtres, et tout un enchevêtrement de vi-
vaces frondaisons formant une noire ca-
verne de verdure impénétrable à la lumière
et à la chaleur.
Sur le devant, là où les arbres éclaircis
laissent l'eau miroiter plus librement, le soleil
frappe d'un rayon oblique des masses con-
fuses de joncs, de roseaux, de fers de lance,
de glaïeuls, de prêles, de plantains d'eau
dont il harmonise avec un glacis d'or les
verts pâles. Des conferves, des nymphéas,
s'étalent aux places stagnantes entre les
touffes d'herbes aquatiques dont un souffle
agite les mobiles aigrettes, et parmi cette
épaisse forêt de plantes circule un monde
d'insectes, d'araignées d'eau, de ditisques,
de tritons et de salamandres qui se plaisent
beaucoup plus au fond des mares qu'au
milieu des flammes, comme on le croyait
autrefois.
De l'arcade profonde décrite par le feuil-
lage, un grand oiseau s'envole. C'est un hé-
ELLE IIÈVE AU llORD I)E l/ÉTAN(i 8o
ron qui est venu chercher dans cette solitude
marécageuse une retraite paisible et sûre.
Le héron est de nature mélancolique ; les
endroits déserts, d'accès difficile, oùThomme
passe rarement, lui conviennent. Il reste là,
au bord de l'eau pendant des journées entières
en équilibre sur une de ses longues pattes,
le bec reposant sur son jabot, dans une im-
mobililé si parfaite qu'il ne remuerait pas
davantage empaillé derrière la vitrine d'E-
vans, au quai Voltaire. A travers son rêve
indéfini, l'œil demi-clos, il guette le passage
de quelque poisson avec une patience de
pêcheur à la ligne sur un quai de la
Seine.
Son costume est sérieux, comme il con-
vient à un philosophe : habit noir à longues
basques, un peu de blanc à la poitrine simu-
lant le linge, et derrière la tête une fine ai-
grette de plumes couchées qui, jadis fixait
au turban des califes quelque escarboucle
de Gimschid, ou quelques diamants de Vi-
sapour;
84 LA NATURE CHEZ ELLE
Autrefois, le héron jouissait, dans le
monde cynégétique, d'une haute estime.
C'était un oiseau de grand vol, dont les
princes et les puissants barons féodaux se
réservaient la chasse, sous les peines les
plus sévères. Alors, sur la lisière d'immenses
forêts fourmillantes de gibier, s'étendaient
de vastes marécages, des étangs poisson-
neux bordés d'une ceinture de joncs, et
que personne n'eût osé dessécher pour as-
sainir le pays et les mettre en culture. Des
brumes matinales montaient de l'eau sta-
gnante et plombée, et de loin, comme à
travers une gaze argentée, on apercevait
l'oiseau solitaire, semblable à une boule
fichée dans une broche, en méditation sur
la rive.
Le pontlevis du manoir féodal, flanqué
d'échauguettes, de mâchicoulis et de tou-
relles en poivrière, s'abaissait, et de l'ogive
pratiquée dans la maîtresse tour débouchait
un brillant cortège. Le châtelain en surcot
mi-parti et la châtelaine inondant de sa
ELLE UÈVE AU liOltl) DE l'ÉTAKG 85
jupe armoriée la croupe de son palefroi, sov-
laient, portant sur le poing leurs fau-
cons encapuchonnés, suivis de leurs pages,
d'écuyers et de valets de chiens.
Arrivée dans la plaine, la cavalcade con-
tournait l'étang ou suivait la chaussée desti-
née à contenir les eaux. A ce bruit insolite
qui venait troubler le silence et la solitude
de sa retraite, le héron inquiet redressait
son long col pour examiner l'ennemi, loin-
tain encore, faisait claquer son bec, posait
à terre la patte qu'il tenait repliée sous son
ventre, et brassait l'air sous ses ailes comme
pour se préparer au vol.
Décidément c'est à lui qu'on en veut; il
l'a compris et prend l'essor. Il faut essayer
de la fuite avant de risquer le combat. Son
vol est lent d'abord. — Le héron n'est pas
rapide, mais possède une grande force ascen-
sionnelle. — Peu à peu il s'élève et parvient
à une assez grande hauteur. Sa découpure
noire a déjà beaucoup décru sur le gris bru-
meux du ciel. Ses pattes tendues en arrière
8
80 LA NATURE CHEZ ELLE
el son long bec pointu en avant se distin-
guent à peine.
On a décapuchonné les faucons. Eblouis
un instant du grand jour, ils promènent au-
tour d'eux le rigide regard de leurs pru-
nelles d'or, comme pour se reconnaître. Puis,
hérissant leurs plumes, secouant leurs ailes,
obéissant à l'impulsion du poing qui les en-
voie en l'air, ils s'élancent brusquement et
partent à la poursuite de la proie qu'il s'agit
de lier, comme on dit en termes de faucon-
nerie.
Ils montent, ils montent pour dominer le
héron et se laisser tomber dessus, à pic, du
haut de Tair ; mais l'oiseau poursuivi a
deviné cette tactique. Il rabat son vol, replie
son col et présente son bec aigu comme une
épée à la descente impétueuse du faucon,
qui, parfois, s'enferre et se tue lui-même
comme un duelliste trop fougueux.
Mais un autre faucon reprend la place, et
il faut bien que la victime succombe.
C'était là, du moins, une mort noble, élé-
ELLE LÈVE W lîOJtD DE l'ÉTAXG R7
gante et seigneuriale, avec quelques chances
de salut. Maintenant que la chasse au vol
n'est plus pratiquée que par quelques tri-
bus de l'Algérie, qui ont conservé les tradi-
tions de la fauconnerie du moyen âge, on
n'y met pas tant de façons. Le héron, ce gi-
bier royal, se tire au fusil, comme le canard,
ou se prend au lacet. Décadence que pré-
voyait Louis XllI, ce grand amateur de la
fauconnerie, et qui rendait sa mélancolie
plus noire encore.
Les marais sont desséchés, les solitudes se
peuplent, l'animal se retiredevant l'homme,
et bientôt le héron aura disparu comme l'au-
rochs, comme l'outarde, comme le castor,
comme le lodo d'Australie, comme la baleine ,
déjà obligée de se réfugier sous la calotte
des glaces du pôle. Il y a encore quelques
héronnièresen Hollande, où l'espèce se con-
serve facticement et presque comme une cu-
riosité.
La grue n'est pas aussi rare ; ses voyages
la protègent. Elle vient du nord de l'Eu-
88 LA XATUltE CHEZ ELLE
rope, passe l'automne dans nos climats, et
va prendre ses quartiers d'hiver en Afrique
et dans l'Asie méridionale, où la vie des
bêtes est respectée et où on ne connaît pas
cette aveugle fureur de chasse qui tend à
dépeupler le globe. La grue, d'ailleurs, n'est
pas un oiseau solitaire et morose comme le
héron. Elle aime à vivre avec son espèce, et
quoique vous la voyiez en ce moment plan-
tée toute seule sur ses longues échasses, au
milieu de touffes de roseaux, guettant le pas-
sage de quelque proie, elle saura bien, le
jour venu, aller rejoindre la grande troupe
en partance pour le Caire ou la seconde ca-
taracte, et se mettre à son rang dans la file.
CHAPITRE VI
ON CUEILLE FRAISES ET VIOLETTES.
Aller cueillir la violette au bois est un
joli motif de promenade ; rien de plus char-
mant que de voir une belle fille de dix-
sept ans, même quand ce serait une de celles
que célébrait Mûrger, et qui, la veille, dan-
sait à la closèrie des Lilas, courir joyeuse-
ment à travers les arbres, traînant après
sa robe blanche rayée de rose quelque brin-
dille accrochée, heureuse, gaie, insouciante,
ayant retrouvé, au sein de la Nature, son
innocence et ses frais instincts d'autrefois.
Combien d'ardeur elle met à sa cueillette,
et quel prix elle attache à ce bouquet qu'elle
pique à son corsage, et qui vaudrait bien
un sou sur le pont des Arts ! Jamais botte
de camélias blancs entourés de violettes de
8.
no LA NATURP, CHEZ E[-LK
Parme ne lui fera pareil plaisir, sur le
rebord de velours d'une avant-scène, à une
première représentation d'un petit théâtre.
Mais c'est aussi une grande joie de cher-
cher, sous les feuilles, au revers des pentes
gazonnées, le long des étroits chemins, dans
les clairières où tombe un rayon de soleil,
la fraise rougissante qui est comme la pu-
deur des bois.
Quelles délicates nuances de carmin sur
ces petits cônes ponctués de légères mou-
chetures, qui sont les graines 1 Ceux-ci
commencent à se colorer de pourpre d'un
côté ; ceux-là sont déjà tout rouges ; d'au-
tres restent d'un blanc verdàtre, où un
faible rose se mêle à peine. A les voir bril-
ler çà et là dans l'herbe, on dirait un collier
de corail dont le fil s'est brisé et dont les
grains éparpillés sont roulés à terre. Il
s'agit de réunir ces grains disséminés dans
la forêt et de les rassembler au fond d'un
mignon panier ou d'un chapeau de paille
garni de feuilles.
ON CUEILLE FRAISES ET VIOLETTES 01
De grand matin, lorsque la rosée couvre
encore de son reseau les herbes, les fleurs
et les feuilles, les enfants du village, gar-
çons et filles, parlent pour le bois et vont à
la cueillette des fraises. Ils se dispersent
dans toutes les directions. Il en est qui,
observateurs précoces, connaissent les bons
endroits, les expositions favorables, et font
une récolte plus abondante que les autres.
Comme ils ne s'élèvent pas, vu leur âge,
beaucoup au-dessus de la terre, et qu'ils
ont la vue perçante du sauvage, ces petits
travailleurs, pour nous servir d'une expres-
sion à la mode, ne laissent pas échapper
une seule fraise. Un cri de joie annonce
chaque découverte ; on court, on se préci-
pite, on s'agenouille. Les mains hâlées
écartent le feuillage, et le fruit vermeil est
délicatement détaché.
L'enfance est gourmande pour le moins
autant que cruelle; plus gourmande même
que cruelle, quoique La Fontaine ait dit :
« Cet âge est sans pitié l, et il faudrait
92 LA NATURE CHEZ ELLE
vraiment une grande force d'ûme à ces en-
fants, petits Tantales de village, pour ne
pas porter leur trouvaille à leur bouche et
la déposer avec un regard de regret dans la
corbeille déjà à moitié pleine ! C'est un
stoïcisme digne de Marc-Aurèle. Il n'est
pas dit cependant qu'on résiste toujours à
la tentation, et parfois la bouche rose gobe
la fraise rouge. Mais le cas est rare. Les
fraises des bois ont un goût si fin, un par-
fum si pénétrant, une couleur si fraîche,
qu'elles se vendent cher à la ville. Qu'elles
sont excellentes, ces petites sauvages qui
courent les bois, traçant toujours devant
elles, se repiquant toutes seules, égrenant
leur trésor vermeil dans tous les coins, et
le livrant de bon cœur à l'oiseau, à l'in-
secte, au pauvre, à l'enfant, au braconnier,
au petit Chaperon rouge égaré, au poète
songeur, aux amants dont les doigts se
rencontrent sous l'herbe, à Jacques le Mé-
lancolique, qui philosophe si bien sur la
mort des cerfs, et à tous les rôdeurs syl-
ON CUEILLE FRAISES ET VIOLETTES 93
vestres ! Leur saveur franche, avec son bou-
quet de nature, est bien préférable à celle
de ces grosses fraises venues par artifice,
qui ne renferment dans leur enveloppe
pourprée, qu'une espèce de neige insipide
et spongieuse, graisse malsaine d-î l'escla-
vage, embonpoint morbide de la captivité,
dont sont exemptes les petites fraises, agiles
coureuses de bois que la liberté dégage
de toute lourdeur indigeste et rend saines
comme elle.
Ce sont ces fraises ananas, poussées sur
couche, qui figurent comme primeur à la
table des riches, groupées trois ou quatre
dans de petits pots de terre cuite, sembla-
bles à ceux où l'on met les plantes naines
des serres de salons. Certes, il y a un cer-
tain plaisir, dans les civilisations dépravées,
à contrarier la Nature, à braver l'ordre des
saisons, et à manger les fruités du printemps
quand la neige couvre encore les toits. Mais
quel chauffage au charbon de terre, à la
houille, à "a vapeur d'eau peut valoir la
04 L\ NATURE CHEZ ETJ,E
tiède et lente chaleur du soleil, tamisée par
les éclaircies de la forêt? C'est pourquoi il
vaut mieux attendre que la fraise, au mi-
lieu de ses feuilles dentelées d'un vert som-
bre, ait découpé les cinq pétales blancs de
sa fleur mignonne, qui, bientôt, se replient
et laissent pointer le fruit rougissant au
pur arôme, à la saveur exquise, élixir des
sucs terrestres, goutte parfumée du pur
sang de Cybèle. En cela, les pauvres diables
sont mieux servis que les millionnaires,
qui, d'ailleurs, ne dédaignent pas de leur
emprunter ce dessert recueilli dans les
bois, et qui fait si bonne figure dans une
jatte de vieux Sèvres, de Saxe ou du. Japon,
sous une neige de sucre que fond une
mousse de vin de Champagne. Mais combien
meilleure elle est encore, la fraise des bois,
toute fraîche arrachée de sa tige et croquée
sur place, quand vit encore en elle l'âme de
la forêt!
Un savant, que nous consultons, nous
étonne en nous disant que la fraise {fraga-
ON CUEILLE FRAISES ET VIOLETTES 05
ria vesca) rentre, ainsi que la framboise,
dans la Polypélalie-péristaminie-polygynie
de Linné. Nous n'en doutons pas; mais cette
nomenclature nous semble passablement
horrifique. II nous assure, en outre, qu'elles
font partie de la famille des pommes, des
poires et des prunes, ce qui nous surprend
davantage. L'air de parenté n'est pas bien
sensible. L'une et l'autre, framboise et fraise,
contiennent de l'acide citrique et malique en
proportions un peu différentes, qui en mo-
difient la saveur. Mais les belles filles age-
nouillées dans l'herbe, au risque de verdir
leur robe, cherchent la fraise sans s'inquié-
ter de ces détails techniques. Elle a du
goût, elle sent bon, elle est rose comme les
lèvres delà jeunesse et se donne pour rien.
Que faut-il de plus?
Encore celle-^ci, et puis celle-là. Peu à
peu on perd les sentiers frayés par les
bûcherons et les chasseurs, on s'enfonce au
cœur même de la forêt. Oh! comme on se
sent libre dans cette solitude ! Aucun bruit
96 LA NATURE (TIK/. ELLE
liumain n'y arrive ; pas même le son d'une
cloche jDOur vous rappeler qu'il y a là-bas des
villages. Aucune des gênes de la civilisation
ne pèse plus sur vous. Les lois n'existent
plus ; vous aspirez à pleins poumons un air
qui n'a passé encore par nulle autre poi-
trine. La saine odeur du feuillage vous
arrive et vous inspire de folles idées d'indé-
pendance. On voudrait, imitant les Outlaws,
vivre à sa fantaisie a. sous les vertes bran-
ches )>, comme dit la vieille ballade anglaise.
Il semble qu'il n'y ait pas de plus belle
existence que celle de Robin Hood et de ses
compagnons Clym de Pierre et William de
Cloudeslie. On souperait volontiers d'une
tranche de venaison prélevée sur un daim
du roi, et l'on se voit, comme dans un ro-
man de Walter Scott, un pourpoint en drap
vert de Lincoln sur le dos, un grand arc de
frêne à la main, courant les taillis, et le soir
allant frapper à la porte du joyeux ermite
qui héberge Richard Cœur-de-Lion dans
Ivanhoë.
ON CUEILLK ntAlSES ET VIOLETTES 97
Qu'elle est épaisse et touffue, cette haute
futaie qui monte vigoureusement vers le
ciel, abritant de jeunes semis de frênes et
de hêtres! De loin en loin, le feuillage est
troué de quelques losanges d'azur et de
quelques points lumineux qui étincellent
comme des diamants. La sève forte et géné-
reuse de la terre circule dans les fibres du
bois et s'épanouit en frondaisons vivaces qui
boivent la pluie, aspirent la lumière et se
gorgent d'air salubre. Quelle force de vie
dans ces grands arbres dont les têtes se
balancent, dont le feuillage bruit, et qui,
émus par la plus légère brise, semblent,
avec de mystérieux chuchotements, se con-
ter à l'oreille les secrets de la Nature!
Quelles peuvent être les idées des végé-
taux?
C'est une question que se pose le songeur
dans ses promenades au sein des bois.
Sous leur apparence immobile, les arbres
et les plantes sont doués d'une existence qui
ressemble à celle des êtres animés. Ils
98 LA KATUJIE CHEZ ELLE
naissent, ils croissent, ils respirent, ils ont
leur sexe et leurs amours. Ils se multi-
plient, ils sont malades, ils vieillissent, ils
meurent.
Vous le voyez, ils parcourent tout le
cycle de la vie. Pourquoi n'auraient-ils pas
une sorte de pensée vague, indistincte,
obscure, nous le voulons bien, mais suffi-
î^ante à occuper leurs longs loisirs? A cent
ans, un chêne est tout jeune ; sa vie se
prolonge pendant des siècles. Il est des
patriarches de la forêt qui ont vu passer
sous leurs rameaux François I^'^ ou Maxi-
milien, empereur d'Allemagne, les grands
chasseurs, les Nemrods de la royauté. Les
années glissent comme des gouttes d'eau
sur leurs feuilles robustes, et le Temps,
rongeur des choses, Tempus edax rerum,
ne semble pas compter avec eux.
On montre encore aujourd'hui, à Buyuk-
deré, sur la rive d'Europe, le platane qui
abritait Godefroy de Bouillon regardant son
armée franchir le Bosphore, pour aller en
ON CUEILLE FRAISES ET VIOLETTES 99
Asie à la conquête du saint Sépulcre. Une
vie si prodigieusement longue sans pensée,
cela n'est guère croyable. Les arbres n'ont-
ils aucune rêverie ? Ne retiennent-ils rien
de ce que leur disent les souffles chauds de
l'été, les froides rafales de l'hiver, les oi-
seaux qui nichent sur leurs branches, les
hommes qui s'arrêtent sous leur ombre?
N'entendent-ils pas ce que la nuit confie au
silence ; ce que balbutie la solitude en-
nuyée ; ne saisissent-ils pas le murmure
indéfini du grand Tout ? N'ont-ils nul sen-
timent de ce qui les entoure? Ne compren-
nent-ils pas la foudre qui les frappe, la
hache qui ouvre dans leurs troncs des en-
tailles vermeilles comme des blessures? Il
est difficile de les supposer insensibles à
ce point ; l'antiquité, plus près de la Na-
ture que nous autres modernes, malgré
toute notre science, attribuait aux arbres
une vie mystérieuse ; elle leur accordait la
pensée et la voix, et recueillait religieuse-
ment les oracles des chênes de Dodone ! La
100 LA XATUHE CHEZ KLLK
proue du navire Argo, fjite de ce bois, par-
lait. Sous la rude écorce, la mythologie ca-
chait de blanches divinités. L'arbre parti-
cipait à la vie universelle.
Quand ou erre à travers une forêt, ou
sent ce que les anciens appelaient «: Thor-
reur sacrée des bois », on comprend qu'un
mystère vous enveloppe, et dans i'oaibre
indécise flottent des formes dont on n'ose
pas fixer le contour.
Il semble qu'on est importun, qu'on dé-
range la solitude, et qu'à votre approche
quelqu'un s'est brusquement retiré. Les
arbres, les plantes et les fleurs ont l'air
de changer de conversation, comme on fait
dans un salon lorsqu'entre un fâcheux in-
terrompant un entretien intime. Le secret
que l'homme cherche à deviner et que sait
la Nature, vous alliez peut-être le surpren-
dre ; mais eussiez-vous le pas aussi léger
qu'un Peau-Rouge chaussé de ses mocas-
sins, votre pied a déplacé un caillou, froissé
une herbe, fait tomber les gouttes de rosée
ON CUEILLE FRAISES ET VIOLETTES 101
d'une fleur sauvage ; tout à coup ua petit
oiseau s'envole et va signaler aux vieux
chênes l'apparition de l'ennemi, c'est-à-dire
de riionime. La forêt se tient alors sur la
réserve et ne dit plus que des choses insi-
gnifiantes ; les fleurs replient leurs corolles,
et les chanteurs se taisent.
Pour un moment la vie semble s'être
arrêtée.
Au bout de quelque temps, quand on a
reconnu en vous un rêveur inolîensif, un
poète incapable de ces meurtres inutiles
que les chasseurs commettent sans remords,
tout ce monde craintif se rassure. Les
arbres causent avec le vent; les oiseaux sau-
tillent à travers les branches, continuant
leurs caquets ; les moucherons reprennent
leurs valses dans les bandes lumineuses où
se donnent leurs bals, et la Nature vaque
à ses petites affaires comme si vous n'étiez
pas là.
Asseyez-vous comme Tityre, le berger
virgilien, sous le couvert d'un hêtre, et
9.
103 L.\ XAITTRE CHEZ ETJ.R
regardez ce charmant fouillis de végclalion
dont le soleil fait ressortir les niille détails.
Ici le houx découpe sa feuille aux dards pi-
quants ; là, sous le vif rayon, en pleine lu-
mière, la fougère étale ses nervures flexi-
bles, dentelées de petites feuilles ponctuées
de stigmates qui, au printemps, sont les
fleurs ; on dirait des palmes ; et, en effet,
sous les tropiques, les fougères ont le port
et la taille du palmier. Elles s'élèvent à
plus de douze mètres. Dans le monde pri-
mitif, emporlé par les cataclysmes dont
l'histoire n'a pas gardé souvenir, mais que
racontent les couches profondes de la terre
lorsqu'on les interroge, les fougères avaient
des proportions gigantesques. Chez nous,
ce ne sont plus que des arbustes qui four-
nissent, étant brûlés, beaucoup de soude
propre à la fabrication du verre. Aussi
trouve- t-on souvent, dans les anciens
poètes et chansonniers bachiques français,
des expressions analogues à celle-ci :
OX CUEILLE EKAtSEs ET VIOLETTES 103
Le vin qui rit dans la fougère.
Mais cette figure est tombée en désuétude
et ne se comprendrait plus.
Entre les fougères et les houx se pressent
les herbes, les graminées, les fleurettes. A
leurs pieds, les mousses entassent leur
feutre vert ou mordoré.
De toutes ces plantes chauffées par le
soleil les parfums se dégagent et se répan-
dent dans Tair comme les fumées d'une
cassolette. Enivrés de ces senteurs, les
insectes volent et bourdonnent avec une
activité extraordinaire. La tipule tourne
autour des chênes, la canlharide, émeraude
enflammée, fait briller son point d'or vert
sur l'écorce argentée du frêne ; la fourmi,
agitant ses antennes délicates, se fraie un
chemin à travers les brins de gazon, la
cicindèle, courrier à livrée verte, voltige
devant le promeneur, et le cerf-volant, ce
rhinocéros des insectes, caparaçonné de sa
104 LA. NATURE CHEZ ELLE
lourde armure noire, court sur le sable
chaud à la recherche de sa proie.
A qui vient de la ville tumultueuse où la
rumeur humaine ne s'éteint jamais, le silence
semble d'abord profond. Peu à peu l'oreille
s'y habitue et discerne mille petits bruits
qui lui échappaient et qui sont les voix de
la solitude.
La feuille inquiète frissonne toujours et
frémit comme une robe de soie; une eau
invisible murmure sur l'herbe ; une bran-
che fatiguée de son attitude se redresse et
s'étire en faisant craquer ses jointures. Un
caillou perdant l'équilibre ou poussé par un
insecte, roule sur une pente, avalanche en
miniature, entraînant quelques grains de
sable avec lui ; une palpitation subite d'ailes
d'insecte ou d'oiseau fouette rapidement
l'air; un gland se détache, rebondit de
feuille en feuille et tombe sur le gazon avec
un son mat ; une bète passe froissant l'herbe;
un oiseau jargonne, un écureuil glapit
en escaladant un arbre, et le pivert, avec
ON CUEILLE F lî AISES ET VIOLETTES 105
un bruit régulier comme le tic tac d'une
pendule, ausculte et Trappe du bec l'écorce
des ormes pour en faire sortir les scolytes
dont il se nourrit.
Le vent passe sur la cime de la forêt en y
creusant des ondulations qui se déroulent
comme des vagues, et produisent de sourds
gémissements qu'on prendrait pour la plainte
de l'Océan lointain; dans toutes ces rumeurs
inarticulées, il semble qu'on entende respi-
rer la Nature. Le sein de la mère sacrée se
soulève et s'abaisse comme une poitrine
humaine aspirant, expirant la vie.
Oh ! qu'il fait bon rester là de longues
heures, oubliant tous les ennuis factices de
la civilisation, se laissant pénétrer par
l'àme des choses, s'imprégnant de la vie
universelle, baignant dans le grand. Tout,
comme un madrépore dans l'eau de la mer,
écartant la pensée importune et se réduisant
pour un jour à l'existence végétative, aux
rêveries confuses du Sylvain ou du Faune,
comme aux temps oîi se promenaient, dans
106 LA NATURE CHEZ ELLE
la jeune création, des êlres hybrides, déga-
gés seulement de la matière jusqu'à mi-
corps, dieux par la tête et le torse, animaux
par les pieds, ayant le sang et la sève,
enfants plus directs de la terre que nous ne
le sommes, et qu'elle a retirés, lorsque la
race des mortels a prévalu, avec l'aide du
Titan Prométhée.
Dans celte solitude, nous admettrions bien
Diane écartant le feuillage et se montrant
tout à coup, l'arc à la main, le carquois sur
l'épaule blanche et svelte comme le marbre
grec, gardant le jour quelque chose de sa
pâleur lunaire ; nous aimerions la voir
suivie de sa biche familière au museau noir
lustré. Mais qu'aucune chasse moderne,
avec ses fanfares glapissantes, ses aboie-
ments de chiens, ses piqueurs en livrée, ses
habits rouges à l'anglaise, ses culottes de
peau de daim, ses bottes molles et ses che-
vaux de demi-sang, ne vienne troubler
brutalement ce délicieux silence et taire
fuir, avec des trépidations d'épouvante, cet
ON CUEILLE FltAlSKS ET VIOLETTES 107
honnêlti et gentil chevreuil qui, accompagne
de son faon, se repose dans ce fourré où il
se croit bien à l'abri de toute attaque, et
laisse, en mordillant quelques brindilles,
passer les heures lourdes du jour.
Hélas ! une trompe a retenti au loin. La
paix de la forêt va être troublée. Des gout-
telettes rouges ruisselleront sur l'herbe
verte. La Nature a beau dire qu'elle n'est
pas chez elle et ne reçoit pas ce jour-là :
l'homme mal élevé et barbare force toutes
les consignes.
CHAPITRE VII
EN TOILETTE d'ÉTÉ l ROBE d'aZUR,
GERBES DORÉES.
Il fait déjà bien chaud. Le Printemps,
trouvant les rayons du soleil un peu trop
vifs, et craignant de se hâler le teint sous
sa couronne de fleurs et de feuillage, se re-
lire en s'éventant de son bouquet, pour
faire place à l'Été, un beau garçon à Pair
mâle et vigoureux, qui tient une faucille à
la main et porte à son flanc une gourde,
comme un moissonneur.
Lesjours sont devenus longs ; entre le cré-
puscule et l'aurore, à peine si la nuit a le temps
de déplier et de replier ses voiles constellés de
paillettes étincelantes. Le rossignol, ami de
l'ombre se hâte d'exécuter son dernier
Nocturne et récite à la rose, dont il est
EN TOILETTE d'ÉTÉ 109
amoureux selon la légende orientale, des
ghazels plus beaux que ceux de Sadi et
d'Hafir. Eveillés après un court sommeil,
les oiseaux de toute espèce saluent gaie-
ment l'aurore matinale, qui jette ses rose,
devant le char du soleil comme une
Heure du Guide au plafond du palais Ros-
pigliosi.
Rapidement la lumière étend ses ondes
dans le ciel dégagé de nuages. L'œil en suit
les vibrations, comme l'oreille suivait les
gammes ascendantes des violons dans le
lever du soleil musical de Félicien David.
Puis le soleil éclate avec fracas, car son
rayonnement est si vif qu'il semble sonore.
Rientôt la rosée, qui emperlait les fines la-
nières des herbes et les larges feuilles velou-
tées de la bardane, s'évapore et remonte
au ciel. Un azur, qui ferait paraître gris
et terreux le plus pur outremer, s'étale au
dedans de la coupole atmosphérique qui nous
enveloppe, donnant aux couleurs terrestres
une force et une intensité éblouissantes.
lu
110 LA NATUr.K CHEZ ELLE
Tous les êtres frileux se réjouissent ; la
rauquc cigale choque, avec une incroyable
ardeur, ses petites cymbales d'argent. Les
grillons des champs font entendre sans re-
pos leur cri-cri strident, et à cette musique
enragée les vapeurs terrestres semblent
danser au-dessus des sillons. Le grillon et la
cigale sont des musiciens importuns dans
l'orchestre de TÉlé ; ils sont bien petits,
mais ils font plus de bruit qu'ils ne sont
gros, et on leur doit cette justice qu'ils sont
infatigables et ne se font pas prier pour
recommencer. Leur canlilène monotone,
frappée à temps égaux, rythme la cha-
leur et empêche la somnolence des midis
brûlants.
Le petit peuple frétillant des lézards est
aussi au comble de la joie : on les voit
courir allègrement sur les parois des vieux
murs ou des rochers chauffés à blanc par le
soleil. Quelle agilité, quelle prestesse, quels
brusques revirements de direction, quels
capricieux zigzags ! Ils apparaissent et dis-
Kx Toii,i:i Ti-: iiT'/iK lit
paraissent comme l'éclair. Le moindre bruit
les fait rentrer entre les joints des pierres,
dans les fissures de la roche, où leurs yeux
brillent d'un éclat métallique. Mais, bientôt
rassurés, ils ressortent de leur retraite et
recommencent leurs évolutions.
On prétend que « le lézard est ami de
riiomme. » Nous ne savons trop sur quoi
se base cet axiome d'histoire naturelle popu-
laire. Dès qu'il aperçoit son ami, le lézard,
comme tous les autres animaux, se sauve le
plus vite qu'il peut, se plonge dans le pre-
mier trou qu'il trouve, ou tout au moins m:t
une distance raisonnable entre lui et l'objet
de son affection ; prudence qu'on ne saurait
blâmer. H est vrai que le lézard, une fois
attrapé, s'apprivoise aisément ; il se laisse
prendre et toucher par son maître ou sa
maîtresse, et paraît éprouver un certain
plaisir à être caressé. Quel bonheur pour
le collégien qui, au fond de sa baraque,
entre le dictionnaire et le rudiment, dérobe
aux yeux des maîtres d'étude et des pions une
112 LA NATURE CHEZ ELLE
de ces jolies bêtes capturées un jour de pro-
menaJe ! Quelle occupation de lui chercher
des mouches et d'arracher pour sa litière,
quelques maigres brins d'herbe aux pavés
de la cour de récréation ! C'est une joie,
c'est un délire, dans ce morne séjour, bagne
universitaire d'où la Nature est soigneuse-
ment bannie, de posséder à soi, bien à soi,
un être vivant, un compagnon secret, un
petit complice, malgré la défense du pro-
fesseur. Que de distractions, que de visites
en tapinois à la baraque ! Le latin et le grec
en sont négligés. Il y a des contre sens dans
les versions, des barbarismes et des solé-
cismes dans les thèmes, des fautes de pro-
sodie dans les vers latins. Plus de croix,
plus de place au banc d'honneur. Les rete-
nues se succèdent, les pensums pleuvent, et
les jours de sortie se passent à griffonner
mille fois de suite:
Ante mare et terras et quod tegit omnia cœlum .
EX TOILETTE d'ÉTÉ 113
Mais qu'importe! Il serait donc plus juste
de renverser l'axiome et de dire : « Le col-
légien est l'ami du lézard, d
On prétend le lézard sensible à la musi-
que. Quand on siffle un air en passant près
du mur ou du rocher où il prend ses ébats,
il s'arrête, avance la tête d'un air curieux
et ravi, frétille de la queue, agite convulsi-
vement une de ses pattes de devant, et
donne des signes de satisfaction évidente.
Peu à peu, malgré sa défiance et sa sauvqi-
gerie, il se rapproche du chanteur. Il est
charmé, fasciné comme un serpent par la
flûte du psylle, et cette incantation lui fait
oublier le soin de sa propre sûreté. Captif,
il accourt et sort de sa retraite, où il se
cachait si bien qu'on le croyait perdu, lors-
que les premiers accords résonnent sur le
clavier.
Ne faites pas de bruit et regardez sur ce
bloc de pierre ce lézard qui guette une mou-
che. Il s'appuie sur ses mains doigtées, que
terminent de petites griffes délicates; ses
\9i
114 I.A NATURE CHE/, EJ.LE
patles de devant se replient et font coude,
comme si elles avaient peine ù supporter le
poids du corps, bien léger pourtant , celles
de derrière, moins courtes, armées d'ongles
plus longs, mais parfaitement inofîensifs,
n'ayant d'autre emploi que de retenir l'ani-
mal sur les pentes glissantes, et disposés à
peu près comme les ongles des patles de gre-
nouilles. Une nuance de vert, se fondant
avec le gris jaune des flancs et du ventre,
colore le dos du petit saurien, miniature de
crocodile à l'usage de nos climats,
La têle est couverte d'écaillés qui s'ajus-
tent comme les pièces d'une armure. Une
cotte de maille d'un fm réseau et d'une sou-
plesse à défier tous les armuriers du moyen
âge, enveloppe le corps et les pattes, puis
s'élargit en plaques imbriquées dont le nom-
bre et la dimension diminuent jusqu'au bout
de la queue. Tout cela est élégant, mignon,
ciselé avec une finesse; merveilleuse. On
dirait un bronze à cire perdue où ne s'est
oblitéré aucun détail, et l'envie vous prend
Kx j'OTrj'Vn'K d'ktk 11-")
de le saisir dans cette pose pour en faire un
serre-papier.
La mouche imprudente, — une andrine
si nous ne nous trompons, — voltige parmi
les mousses et les plantes qui revêtent le
rocher ; elle se pose çà et là, bourdonnant,
lissant ses ailes avec ses pattes de derrière,
plongeant sa trompe dans le nectare d'une
fleurette pour en tirer un peu de miel ; elle
jouit du beau temps, du chaud soleil qui
jette des iris sur les fines gazes dont elle
Trappe l'air, sans soupçonner qu'un ennemi
est là, un monstre aussi gigantesque par
rapport à sa taille qu'un caïman le serait
pour un homme, attentif comaie un chas-
seur à l'affût, suivant d'un œil avide tous
ses mouvements, et dont la langue fourchue
semble lécher les lèvres plates, prêtes à la
happer et à l'engloutir ; car la bête la plus
innocente, qui n'est pas herbivore, ne sou-
tient son existence que par des meurtres
continuels. La Nature n'est qu'un circulus
de carnage. Insouciante de l'individu, elle
IIG LV XATUllK CHEZ ELLE
ne s'occupe que de l'espèce. Que lui importe
que cette mouche soit dévorée ? La terre
contient des millions de larves, d'andrines,
et lapullulation des races doit être refrénée.
Mais voici que le lézard s'avance ; rapide
comme une flèche, la mouche a disparu dans
ce gosier. Le drame est fini. Heureusement,
les lézards sont sobres, — on n'en vit ja-
mais d'obèses, — et ce repas calme pour
longtemps son appétit. Bien repu, il rega-
gne son logement, situé dans une fissure de
rocher, et fait sa sieste de digestion.
Quelle heureuse vie que celle du lézard 1
Cependant quelquefois, faute de mets plus
succulent, les échassiers le piquent de leurs
longs becs, et il laisse aux mains d'un petit
paysan ou d'un écolier sa queue fragile
comme du verre ; mais elle repousse, et au
bout de quelques semaines l'accident est
réparé.
Tous les animaux n'aiment pas autant la
chaleur que le lézard, et dans ce pré qui
longe la lisière du bois, cherchant l'étroite
EN TO]T,ET'lK d'ÉTK 117
ligne d'ombre projetée par les arbres, vers
le milieu du jour, les bœufs et les vaches
se rassemblent, faisant sur le vert de
l'herbe de belles taches fauves, noires ou
blanches. Agenouillés et couchés dans des
poses majestueuses, ils ruminent gravement,
et promènent le regard vague de leurs
grands yeux tranquilles, auxquels Homère
compare les yeux de Junon. Leur immo-
bilité ne se dérange que pour chasser une
mouche taquine; alors leur flanc noir fré-
mit et se plisse, et ils secouent avec un
mouvement d'impatience leurs têtes pla-
cides, dont les cornes forment le croissant,
comme la coiffure d'isis.
Autour des bœufs sautillent et voltigent
les bergeronnettes amies des troupeaux,
comme si elles voulaient les surveiller, tan-
dis que le vacher, adossé à un arbre, s'est
endormi près de son chien, qui, de temps à
autre, lorsqu'une clochette remuée jette sa
note dans le silence, soulève son museau
allongé sur ses pattes.
118 LA N'MIUK CIli;/ KJ.I.K
L'azur si frais et si léger du matin a
blanchi et pris des tons de métal en fusion ;
l'extrême chaleur le décolore comme un
émail brûlé. Les tons s'évanouissent dans la
lumière intense, et une chaude brume
s'élève à l'horizon.
Au loin, sur la plaine, les pièces de blé
font des orfrois ; comme le brocart des dal-
matiques frisé par le soleil, le vague souffle
de la brise y dessine des moires. La blonde
Cérès, en traversant celte riche campagne ,
serait satisfaite, et trouverait que les élèves
de son cher Triptolème n'ont pas dégénéré.
Encore quelques jours, et l'épi mûr, lourd
de grain, fera pencher la tige ; et dès Taube
les moissonneurs et les moissonneuses,
armés de faucilles, se mettront à l'œuvre ;
et 4es gerbes se rangeront en lignes sur les
sillons, comme des guerriers tombés dans
leur armure d'or. Si quelques grains ont
quitté l'épi et roulé à lerre, les oiseaux du
ciel en profiteront. Ne leur enviez pas,
laboureurs avares, ces miettes de votre fes-
EN' TOILETTK d'ÉTÊ llîj
tiiï^ils ont bien mérité celte récompense,
pour la guerre qu'ils ont faite aux mille
espèces d'insectes, d'une fécondité prodi-
gieuse, qui auraient dévoré la moisson en
herbe. Il ne faut donc pas traiter en para-
sites les hôtes sacs qui la table ne serait
pas servie.
Regardez avec respect le blé sacré dont
est fait le pain quotidien, l'âme même et la
substance de l'homme, et qui, sur l'autel, a
supprimé l'antique sacrifice. C'est une créa-
tion humaine, car le blé n'existe nulle part
à l'état sauvage, et la Nature ne peut offrir
pour type qu'une incertaine graminée.
Mais retournons au bois. La Nature, cul*
tivée par l'homme, n'est pas tout à fait chez
elle ; on la gêne^ on la contrarie, on lui im-
pose des méthodes. Elle est bien plus aimable
et plus charmante lorsqu'elle reste libre en
ses caprices.
Notre opinion est celle des perdrix qui,
troublées par le va-et-vient des moisson-
neurs, se sont réfugiées dans un site plus
120 LA NATURE CHEZ ELLE
solitaire, sur une pente exposée au soleil,
pierreuse, hérissée de broussailles, d'achil-
lées, de mille-feuilles et autres fleurs sau-
vages. Des taillis escaladent la pente et y
jettent des lisières d'ombre. En haut, le
ciel luit, ardent et pur.
La perdrix a l'instinct de se rassembler
en compagnie, à ce point que les mâles qui
n'ont pas trouvé de femelles se réunissent
en société, et vivent entre eux comme les
célibataires membres d'un club.
Toute la bande est donc là : le père, la
mère, les enfants, les cousins, qui ne s'éloi-
gnent guère du canton où ils ont pris nais-
sance ; adultes et jeunes cherchent des chry-
salides de fourmis dont ils sont très friands,
et à leur défaut se contentent de graines ;
car ils sont à la fois insectivores et grani-
vores ; ils s'agitent joyeusement, secouent
leurs plumes, se rengorgent, battent des
ailes ; car la chasse n'est pas ouverte et ne
le sera au plus tôt que dans deux mois.
C'est un moment de trêve intéressée que la
EX TOILETTE d'ÉTÉ 121
destruction accorde à la fécondité de la Na-
ture pour réparer ses pertes. Les chasseurs
laissent naître, croître et s'engraisser leurs
victimes. Touchante prévoyance !
Pour les jierdrix n'a pas encore com-
mencé cette vie inquiète, agitée, toujours
sur le qui-vive, pleine d'alertes et de tran-
ses, où il faut se défendre, par d'innocents
stratagèmes trop souvent déjoués, contre un
ennemi supérieur en intelligence, en force,
et armé d'un fusil qui atteint toutes les
fuites et rend l'aile inutile. S'il n'y avait
que l'homme, on pourrait encore le braver
et lui échapper parfois. Il a des sens impar-
faits, émoussés par la civilisation. Son œil
est souvent myope, son ouïe manque de
finesse, son odorat n'a pas la subtilité qu'il
faut pour distinguer et suivre les fumets.
Mais, parmi la gent animale, il s'est trouvé
un traître, le chien, qui a passé à l'homme
et mis au service de l'ennemi commun ses
précieuses facultés. Il s'est fait le serviteur,
le sbire et l'espion du tyran. Il prend parti
■H
122 LA XATU1U-: ClIE/ ELLE
pour lui contre ses frères. Il le met sur la
piste des victimes, qu'il arrête comme un
sergent de ville, pour que le maître ait le
temps d'arriver. Avec des signes de joie,
frétillant de la queue, il assiste et participe
au massacre, sans avoir même Texcuso de
la faim : car ce gibier, il ne le mange pas.
Le patron lui donne, soir et matin, sa spor-
tule de soupe, comme à un client romain
ou un mendiant de monastère ; plus, quel-
ques coups de fouet en manière de gratifi-
calion. Mais en ce moment, chasseurs et
chiens se reposent, en attendant que la loi
sonne la cloche de la grande Saint-Barthé-
lémy.
Il y a parmi les perdrix deux castes, dont
Tune a degrandes prétentions aristocratiques
la perdrixrougeetlaperdrixgrise. La perdrix
noble porte des bottes de maroquin rouge
comme un magnat hongrois en grand costume
dans un bal d'ambassade ou de cour. La per-
drix roturière n'a que desbottines grises ; ses
manières sont aussi beaucoup plus simples»
1-:N lOIT.ETlK 1)"kTK 138
La perdrix rouge montre, par le dédain et
la fierté de ses allures, qu'elle a la cons-
cience de sa supériorilé. Elle gravit, d'un
pas orgueilleux, les pentes escarpées jus-
qu'à leur sommet, s'élevant avec le soleil
qu'elle semble vouloir accompagner. Elle y
reste tant que l'astre est au zénith ; puis,
lorsqu'il incline à l'horizon, elle redescend
peu ù peu vers l'ombre de la plaine. Aussi
est-ce un dicton populaire parmi les bra-
conniers que « la perdrix rouge suit le
soleil ».
Maintenant, quelle est la meilleure à
manger, de la rouge ou de la grise ? C'est
un problème que nous laissons aux gourmets.
Il faudrait Grimod de la Reynière, Brillât-
Savarin ou de Cussy pour le résoudre. On
dit que si la perdrix grise est plus succu-
lente au commencement de l'cutomne, la
perdrix rouge lui est supérieure dans l'ar-
rière-saison.
Mais laissons là ces idées de meurtre et
de cuisine ; oublions que l'homme est le
124 LA NAlTliE CHKZ KLLK
Gargantua de la création, la bouche insa-
tiable où tout aboutit, et jetons un regard
mélancolique sur ce nid abandonné, sus-
pendu à des branches de ronces.
C'est un nid de fauvette ; on le reconnaît
à l'entrelacement d'herbes sèches. qui en
forme la corbeille, garnie de crin à l'inté-
rieur. Quatre ou cinq œufs d'un blanc
bleuâtre, ou plutôt d'un bleu clair, y repo-
sent ; mais, pour éclore, il leur manque la
douce chaleur maternelle, la patiente et
créatrice incubation. Le germe de vie,
déposé par l'amour, s'est éteint sous la
frêle coquille que ne brisera pas, pour
s'élancer vers la lumière, le bec de l'oisillon
avorté. La pauvre fauvette a été tuée sur
son nid par un rapace, ou bien un oiseleur
l'a prise, et, triste dans sa cage, elle
pense à la chère couvée perdue.
CHAPITRE VIII
ELLE ENTRE AU BAIN.
La Nature n'a pas le même mépris que
le jardinier et le cultivateur pour ce qu'on
appelle les mauvaises herbes. Elle les pro-
page avec le même soin que les plantes qui
font l'ornement des serres et des plates-
bandes ; ces sauvages et ces indépendantes
lui plaisent, qui fuient l'homme et que
n'ont pas déformées les savantes pratiques
des horticulteurs. Elles sont sveltes. me-
nues, d'une grâce élégante et légère. Leurs
petites fleurs mignonnes n'ont pas été dou-
blées ; elles échappent à cette lourdeur
obèse des fleurs trop bien nourries, cha-
pons du règne végétal, qui ne peuvent se
reproduire et gardent cette jolie maigreur
de la jeunesse dont le charme est sans
11.
126 T.A XATURK ClIKZ Erj,E
pareil. Quel poêle ne préférerait l'églantine
de haie, avec ses cinq pétales d'un incarnat
pâle, aux grosses roses à cent feuilles, qui
ressemblent à des choux colorés de car-
min? Qu'elle est délicate et fraîche, cette
mignonne rose des champs que le moindre
vent fait trembler sur sa tige flexible ! La
rosée y scintille en perles, l'abeille s'y
roule et s'y charge de pollen, et c'est elle
que la reine Mab choisirait pour faire avec
ses feuilles les rideaux de son lit de noces.
Quoi de plus charmant que la folle-avoine
qu'Ophélie mélangeait aux fleurs dans sa
couionne de folle? Ses longues tiges fines,
ses graines à capsules cornues forment de
gracieuses aigrettes au-dessus des grami-
nées de taille plus humble. Quoique quali-
fiée de mauvaise herbe, elle a sa beauté et
fait fort bonne figure au bord des chemins,
au pied des arbres, sur le revers des fos-
sés, le long des murailles, en compagnie
de l'ortie blanche, de la fausse ciguë, de
l'ivraie, de la foirolle et autres plantes
KLT-F, KNTRK AT* BAIN' 127
mal famées, qui prospèrent dans Taban-
don et qu'on arrache, quand on s'en oc-
cupe, pour les mettre en tas et les faire
brûler. L'art pourrait entrelacer dans ses
arabesques ces tiges grêles aux feuilles
étroites, aux fleurs presque imperceptibles,
de couleurs si tendres et de formes si déli-
cates.
Nous avions jadis rêvé un jardin où l'on
aurait mis la bride sur le col à la végéta-
tion. Jamais la serpe n'y aurait éraondé une
branche, jamais les ciseaux n'y auraient
taillé une haie ou une bordure. Toute li-
berté aux rameaux de s'enlacer à leur
guise, aux plantes de ramper, de grimper,
aux mousses de couvrir de leurs plaques le
tronc des arbres, aux lichens de blanchir de
leurs bandes grises le menton des statues,
aux ronces de barrer les allées et de vous
arrêter avec leurs griffes, au coquelicot
sauvage de piquer son étincelle rouge près
de la rose à l'abandon, au lierre d'allonger
sa guirlande vagabonde et de retomber
128 LA XATUllK CHEZ ELLE
par-dessus la rampe des terrasses ; toute
licence à l'ortie, au chardon, à la chéli-
doine, au gratteron, qui s'attache à vous
comme un fâcheux, à la bardane, à la mo-
relle, au chiendent, à toute la horde bohé-
mienne des plantes indisciplinées, de pous-
ser, de multiplier, d'envahir, d'effacer toute
trace de culture, et de faire du parterre
une forêt vierge en miniature.
Ce paradis abandonné, nous l'aurions voulu
entouré de murs verdis de mousse et dra-
pés de plantes pariétaires, couronné de
violiers, d'iris, de giroflées et de joubarbes,
en manière de tessons de bouteilles, pour
ôter aux gamins l'envie de les franchir; et
au-dessus de la porte délavée par la pluie,
dépouillée de peinture, et n'ayant gardé au-
cune trace de ce vei't chéri de Jean-
Jacques Rousseau, nous aurions tracé cette
inscription en lettres noires, de forme lapi-
daire et d'aspect menaçant : « Défense aux
jardiniers d'entrer ici. »
Ce caprice, difficile à réaliser pour un
ELLE ENTHE AU BAIN 129
homme encastré dans la civilisation, où la
moindre originalité se taxe de folie, la Na-
ture, qui se moque du jugement des sots,
se le passe à tout moment. Elle a comme
cela mille recoins adorables où l'homme
pénètre rarement, ou môme né pénètre pas
du tout. Là, sans contrainte, elle se livre à
de charmantes débauches d'herbes folles, de
fleurs farouches et de végétations désor-
données. Tout cela germe, pousse, fleurit,
s'épanouit, jette ses graines au vent, qui se
charge de les porter où il faut, avec une
joie et une impatience de vivre vertigi-
neuse. La moindre place au soleil est aussi-
tôt prise. Les recoins à l'ombre ne sont pas
non plus dédaignés. Il est des plantes qui
craignent de se hâler le teint, et auxquelles
plaît la fraîcheur humide. Et c'est un fouil-
lis inextricable de minces tiges, de feuilles
étroites, de petites fleurs où l'insecte peut
seul se frayer une voie.
Si vous n'avez pas peur que les ongles
des broussailles vous égratignent, et que la
130 I.A NATURE (HKZ ELLE
rosée ou la pluie récente que le soleil, à
peine débarrassé des nuages, n'a pu faire
évaporer encore, ne mouille et ne gâte vos
brodequins vernis, venez visiter avec nous
un de ces réduits mystérieux où la Nature,
certaine de ne pas être surprise, dépose ses
voiles, comme une Diane au bain découvre
à la solitude les charmes qu'elle cache au
monde. Quand bien même elle s'apercevrait
de votre présence, elle n'est pas cruelle et
prude comme la virginale chasseresse, et
vous ne courrez nul risque d'être changé
en cerf comme Actéon et mangé par vos
chiens, qui ne vous reconnaîtraient pas, orné
de celte ramure et couvert de ce pelage
fauve. Venez donc sans crainte, en prenant
seulement garde de glisser sur les roches
tapissées de mousses visqueuses.
Le ravin s'enfonce en pentes rapides. Des
végétations ébouriffées, des arbustes, des
broussailles et des arbres se penchent sur
ses bords, où ils se retiennent par leurs
racines pittoresquement contournées. De la
ELLE ENTRE AU BAIN 131
terre déchirée saillent, à travers des tons
d'ocre, des roches grisâtres de formes bi-
zarres.
Dans le fond murmure, se plissant aux
pierres et aux cailloux, le ruisseau qui peu
à peu a creusé le ravin et pratiqué à la sur-
face du sol cet étroit vallon rempli d'ombre
et de fraîcheur. Des quartiers de roche, qui
ont roulé du haut de la berge, parfois obs-
truent le courant et l'obligent à de petites
cascades, à des mutineries d'écume qui
s'apaisent un peu plus loin quand la place
est plus large. Alors l'eau tranquillisée
s'étale comme une mince plaque de verre
sur le fin gravier, dont elle laisse voir tous
les détails, ne manifestant sa présence que
par un mince filet argenté brillant au con-
tact de la rive.
Aux endroits plus creux, verdissent des
forêts de cresson submergées et luisent des
blancheurs de sable, qui font penser au
corps nacré d'une ondine nageant entre deux
eaux»
132 LA NATURE CHEZ ELLE
Mille accidents dont un peintre ferait son
profit varient le cours de cette source igno-
rée, qui n'a pas même de nom ; ici, un
tronc d'arbre tombé lui fait un pont, là,
une branche courbée égratignant l'eau sem-
ble pêcher à la ligne; plus loin, une touffe
de glaïeuls hérisse ses feuilles aiguës; des
vergiss-meinnicht regardent de leurs yeux
de turquoise couler le flot limpide. Une
pierre penchée de la rive sur le courant
prend la silhouette d'un animal qui boit ; une
racine s'y glisse comme une couleuvre, des
herbes y laissent pendre comme des naïades
leurs humides chevelures, et sautant do
branche en branche, un rayon de soleil
perdu y brise sa flèche d'or.
Suivant tantôt une rive, tantôt l'autre,
selon le caprice du courant enjambé au
moyen de blocs de pierre disséminés çà et
là, vous arrivez enfin à l'endroit où se
termine le ravin par une sorte de petit
cirque.
La paroi s'élève presque verticale sous un
ELLE ENTRE AU BAIN 133
manteau de ronces, de pariétaires, de saxi-
frages, de fontinalcs, de lampourdes, de
lierres emmêlant leurs longs rameaux flexi-
bles, et faisant contraster la variété de
leurs verdures frappées par la lumière.
Venue de plus haut et de plus loin, la
source tombe du sommet de cette muraille,
si richement brodée de végétations, en filets
de cristal qui se brisent sur les anfractuo-
sités de la roche, sur les réseaux des bran-
ches, les feuilles des ronces et des plantes,
qu'elle inonde d'une pluie de diamants ; puis
elle rejaillit par une seconde chute, tendant
au seuil d'une grotte sombre ouverte au bas
du rocher, comme les cordes d'argent d'une
harpe, ses longues lanières transparentes.
Dans le bassin, bordé dejoncs et de prêles,
l'eau clapote sous les gouttes qui tombent,
lançant des éclaboussures du blanc le
plus vif, et arrondit des cercles qui vont;
s'élargissant avec un tremblotement lumi-
neux.
Rien de plus frais et de plus sauvage que
12
134 J.A XATl UE LllV.y. ELLE
ce petit gouffre de verdure où se précipite
une source. Les feuilles lavées y brillent
comme si elles étaient vernies. Des goutt'^-
icltes les diamantent, et les changent en
écrins où la lumière met ses iris. Tout y est
vert, vivace, luxuriant, touffu. On sent que
c'est une des retraites aimées de la Nature,
et qu'elle l'a parée avec un soin tout parti-
culier.
Mais cette grolle, creusée mystérieuse-
ment au pied de ce rocher, entre ces drape-
ries de feuillage finement découpées, qui
l'encadrent comme des rideaux de dentelle,
qui l'habite ? L'antiquité y eût logé une
nymphe, le moyen âge une ondine ou une
nixe. Mais ce sont là des êtres fantastiques,
enfants de l'imagination humaine ; et la
Nature, malgré ses féeries perpétuelles, est
réaliste et ne donne pas dans ces chimères.
L'hôte qu'abrite ce rustique palais était
absent. Le voici qui rentre : fluet, souple,
furtif, allongé sur le ventre, la tête basse^
il traverse la berge séparant la grotte du
ELtE ENTRE AU lî.VIX 135
bassin où trempe encore à demi sa queue. Sa
fourrure est brune, moirée et douce à l'œil
comme du velours. Plus heureux que les
Parisiens, dupés par le narquois paysan de
Balzac, vous avez vu une loutre, — car c'en est
une — et sans avoir donné vingt francs, pour
cela, au père Fourchon et à Mouche, son
acolyte.
La loutre est la châtelaine de ce burg
aquatique. Elle a droit de pêcher sur ce vi-
vier et sur la rivière qui en découle. Tout
ce vallon, si bien caché et qu'on ne devine-
rait pas, — aucun chemin n'y conduit, — est
son domaine. Pour attendre sa proie, elle
n'a besoin ni de nasses, ni de filets, ni d'ha-
meçons, ni d'amorces, ni d'aucun de ces
engins qu'on vend sur le quai de l'École.
Elle plonge mieux que les pêcheurs de perles
de la côte de Coromandel, et quoique forcée
de temps en temps de revenir à la surface,
où sa présence se trahit par des bulles d'air,
elle a l'haleine longue. Se coulant sous l'eau
avec précaution, sans en faire jaillir une
186 LA XATCllK CHEZ ELLE
goutte, elle va trouver le poisson chez lui.
La truite est toute surprise de se trouver
nez à nez avec ce chasseur au fond de la
rivière ; les perches essaient vainement de
fuir en hérissant les dards de leurs nageoi-
res; la loutre les happe subtilement, leur
enfonce dans les flancs ses dents aiguës,
pareilles à des arêtes, remonte au-dessus de
l'eau, les tient un moment en l'air pour les
étouffer et les jette sur la rive.
C'est un animal délicat que la loutre et un
fin connaisseur en poisson ; tous ne lui con-
viennent pas : elle en abandonne beaucoup
après un premier coup de dent, leur trou-
vant sans doute un défaut dont les gour-
mets les plus experts ne s'apercevraient pas,
et ce goût dédaigneux fait parfois découvrir
sa retraite entourée de débris.
Quelle gracieuse et charmante bète, on- f
duleuse comme l'eau, souple comme le chat,
avec sa tête aux courtes oreilles, aux yeux
intelligents et clairs, et sa robe de ve-
ours tanné, si soyeuse et si douce, dont les
ik
KLLK ENTUi: AU IJ.VIX 187
épiciers, ces barbares ! se faisaient des cas-
quettes, au lieu de la laisser sur le dos de
l'animal à qui elle seyait si bien ! On estime
à quatre mille la destruction annuelle des
loutres en France. Massacre déplorable et
stupide, car il serait bien facile à Thomme
de se faire un auxiliaire de ce prétendu en-
nemi, dont la tête est mise à prix comme
celle d'un malfaiteur.
Toussenel, le grand connaisseur en fait
d'animaux, le poète lyrique de la zoologie
passionnelle, parle de la loutre avec en-
thousiasme, en déplorant la proscription im-
bécile dont elle est l'objet :
. « Encore si la loutre avait refusé une
seule fois de prêter son concours à l'homme
quand on l'en a requise ; mais c'est qu'au
contraire elle est heureuse de mettre toutes
ses brillantes facultés pour la pêche au ser-
vice de l'homme. Prenez une jeune loutre,
une loutre à la mamelle, soyez aimable et
caressant pour elle comme vous l'êtes pour
vos chiens, et au bout do deux ou trois
^4
138 LA XATTJRTÎ riIEZ KTJ.E
mois elle vous chérira de la même affeclion
qu'un cpagncul ; elle vous accompagnera
partout, elle gémira de voire absence, elle
saluera votre retour de trépignements d'al-
légresse ; et quand vous l'aurez tenue quel-
que temps au régime exclusif de la viande
de boucherie, quand vous lui aurez fait
comprendre la supériorité de cet aliment
sur le poisson, elle n'en voudra plus d'autre.
Vous la prierez d'aller vous chercher dans
le vivier où la rivière voisine un pois-
son respectable ; elle s'y précipitera, tête
baissée, et au bout de quelques minutes
elle vous rapportera la pièce demandée.
Vous aurez soin seulement de tenir en ré-
serve, pour chacune de ces occasions et pour
stimuler son ardeur, une légère tranche de
gigot dont vous lui ferez cadeau au moment
où elle déposera son butin à vos pieds. Ce
n'est pas plus difficile. J'ai vu autrefois, à
Verdun-sur-Oise, une loutre ainsi dressée,
qui faisait le bonheur de son maître et l'ad-
miration des amateurs. »
ELLE EXTIÎE ATT haTN' IaD
Tout le monde connaît l'auteur de VEsprit
des bêles; son livre charmant, qui pourrait
avoir pour sous-litre : la Bêtise des hommes^
raconte l'intéressante histoire de la loutre
du roi de Pologne, Casimir, dont l'adresse
merveilleuse excita longtemps Tenvie de
tous les barbets de la cour, et « qu'un sol-
dat de malheur assassina un joui' pour en
faire un manchon à sa payse. »
Les Chinois, qui ne sont pas si magots
qu'ils en ont l'air, ont su se rallier ce gentil
animal. Leur vénerie aquatique est complète.
Ils ont le faucon d'eau dans le cormoran et
le chien de poche dans la loutre. Sur le
fleuve Jaune, une loutre bien dressée se
vend jusqu'à mille francs, et ce n'est pas
trop cher pour les services qu'elle rend à
son maître.
En attendant que l'homme se ravise, ce
qui n'est guère probable, vu qu'il s'éloigne
chaque jour de la Nature, dont le sens pa-
raît s'oblitérer chez lui, ne te hasarde pas,
gentille loutre, hors de ce ravin solitaire.
140 LA NATdUK CHi:/ ELLF.
9
Vis là dans une retraite absolue ; tapis-loi
bien dans ta grotte profonde, que semble
défendre une herse de cristal ; au moindre
bruit, plonge sous l'eau et ne reparais que
bien loin, lorsque la respiration te man-
quera, à l'abri de ces racines d'arbres sous
lesquelles la berge se creuse ; fuis le bour-
reau de la création, vers qui ta sympathie
t'entraînerait; il ne serait pas sensible à tes
avances, et te tirerait un coup de fusil pour
avoir ta peau, ou seulement pour te prou-
ver son adresse.
Nous ne reviendrons plus dans ce ravin
pittoresque, si propice à la rêverie, de peur
d'en apprendre l'existence aux chasseurs
méchants, aux enfants cruels et aux bracon-
niers qui te dresseraient des pièges. Sois
tranquille ; nous ne te trahirons pas et nous
garderons fidèlement ton secret. Nous n'a-
vons aucune envie de toucher la prime.
C'est à regret que nous quittons cet asile
de paix et de fraîcheur, où l'on se sent si
loin des soucis et de l'aeritation de la ville.
ELLE ENTUI'; AU 15 AIN 141
Le moindre objet suffit à l'observateur, et
l'on pourrait s'occuper toute une longue jour-
née à regarder sur le bord du chemin celte
plante sur laquelle se promène gravement un
colimaçon et qu'entoure un monde bourdon-
nant d'insectes. Il peut dire, celui-là,
comme Bias : « Je porte tout avec moi. » Sa
maison de nacre, formant une gracieuse spi-
lale qui rappelle la coiffure de Jupiter Am-
mon, adhère à son dos : il lui est loisible
d'en sortir à moitié ou d'y rentrer tout à
fait, et il faut qu'il aille en visite avec sa
demeure sur les épaules. Du reste, sa co-
quille ne paraît pas le gêner, et il s'avance
le long de la branche, pressentant le che-
min de ses tentacules, qui s'allongent et se
raccourcissent comme des télescopes. Lais-
sant derrière lui la traînée d'argent de sa
bave, il rampe insoucieux du bupreste et de
la cicindèle.
CHAPITRE IX
LA TABLE EST SERVIE
L'Été, le couvert est toujours mis, et la
Nature traite son monde avec magnificence,
pour le dédommager des privations de l'Hi-
ver, oi^i son buffet est peu garni. Elle convie
au festin les grands et les petits, les su-
perbes et les humbles, ceux qui rampent et
ceux qui volent. Chacun a son plat favoi'i,
comme un hùle habituel de la maison dont
on connaît le goût. Ceux qui viennent tard ne
sont pas moins bien reçus que les premiers
arrivés ; on se serre un peu pour leur faire
place à la table, et la maxime « Tardé
vcnientibus ossa s n'est pas pratiquée dans
cette demeure hospitalière et seigneuriale.
Si parfois, pendant la froide saison, la
Nature a pu sembler une marâtre à ses en-
LA TABLE EST SERVIE 143
fanlSj les beaux jours revenus, on voit bien
qu'elle était forcée, bien malgré elle, à l'épar-
gne par la dureté des temps, et fâchée au
fond de son cœur de mettre ses chers petits
à la portion congrue. La bonne et tendre
mère universelle reparaît dans toute sa
généreuse effusion, pressant sur sa poitrine
tous ceux qui ont faim, avec le mouvement
sublime de la Charité, d'André del Sarte.
Voyez ce buisson de ronces. C'est un ban-
quet de cent couverts, et la joie est grande
parmi les convives, car ils savent qu'ils
n'ont pas de note à payer; le quart d'heure
de Rabelais n'existe pas pour eux. Ils sont
venus de tous les coins du ciel, gais, pim-
pants, avec des cris d'allégresse, avec grand
appétit. Sous les feuilles s'arrondissent,
comme des grenats-cabochons, les baies des
mûriers sauvages, et brillent les fruits
rouges de l'épine-vinette, encore un peu
acide; mais comme les mûres sont déjà ju-
teuses et sucrées, pleines d'une pourpre qui
noircit les lèvres des jeunes filles gour-
144 LA NATURE CHEZ ELLE
mandes! — La fauvette, qui aime les dou-
ceurs, s'en donne à bec que veux-tu,
comme un enfant laissé libre dans une con-
fiserie. Bien d'autres petits gourmets em-
plumés imitent la fauvette. Ils vont, vien-
nent, sautillent, se trémoussent, palpitent
des ailes, essaient telle baie, puis telle autre.
Celle-ci est trop mûre, elle a un coup de feu
de soleil; celle-là ne l'est pas assez : « Ils
sont trop verts et bon pour des goujats, »
comme les raisins du Renard, disent les oi-
seaux, qui connaissent leur La Fontaine. Ils
entament beaucoup de mûres, les insou-
ciants prodigues ! Ils chipotent, ils gâchent
ils metlent le dessert au pillage, éparpillant
les mets à droite et à gauche, et faisant un
dégât énorme, sans penser au déjeûner du
lendemain; et quand ils se sont bien repus,
ils se grisent d'un petit verre de rosée pris
dans le calice d'une clochette. Le Magnifique
de Venise, buvant du vin de la Comman-
derie dans sa frêle coupe de Murano, n'était
pas mieux servi que l'oiseau ayant pris son
LA TABLE EST SERVIE 145
verre au dressoir de la Nature; et, à coup
sûr, il dînait moins joyeusement, quoique
sa salle à manger, au plafond doré, eût pour
dessus de porte des Titien, des Bonifazzio,
des Tintoret et des Paris Bordone. Mais
Toiseau ne craint pas d'être cité au conseil
des Dix.
Les oiseaux ne sont pas les seuls invi-
tés; les papillons sont aussi de la fêle: il y a
du miel pour eux dans le nectare des liserons
et des fleurs grimpantes qui s'attachent aux
haies. Pour la solennité, ils ont revêtu leurs
plus beaux habits, faits en étoffes près des-
quelles le brocart, le velours, le satin, la
moire, ne sont que des tissus grossiers, et
plus rudes que la toile d'emballage. La pour-
pre, l'or, l'azur, le jaune soufre, les couleurs
les plus tendres et les plus éclatantes diaprent
leurs ailes veloutées. Leurs yeux brillent
plus que les pierres précieuses, et le moin-
dre détail de leur toilette est une merveille
de luxe et de goût. Nui coloriste n'a pu
inventer une si licliu jjalottc. La paiotlc
13
146 L.V NATUHE CHEZ ELLE
transparente de Tarliste verrier n'en ap-
proche même pas. On dirait des fleurs qui
volent.
Ils se cherchent et s'évitent avec une
vivacité folâtre, faisant décrire des zigzags
à leur vol inégal. La galanterie les occupe
plus que la gourmandise. Les papillons ne
sont pas grands mane-eurs ; parvenus à leur
dernière et radieuse métamorphose, ils ne
vivent plus que pour l'amour. Ils ont laissé,
avec la peau de la chenille, les instincts
grossiers et voraces. Une perle de rosée,
une larme de miel leur suffit; leur vie
rapide s'enivre et se soutient de parfums, de
soleil et d'air pur. Ils ont la légèreté de
l'âme, dont ils sont le symbole.
Dans toute société, si choisie qu'elle soit,
il se glisse toujours des êtres désagréables et
subalternes : des parents pauvres, d'anciens
amis de collège qui ont mal tourné et affec-
tent avec vous une familiarité choquante ;•
des gens mal mis ou d'un physique repous-
sant, à qui Von n'ose dire de s'en aller, et
I.A TABI-K EST SEllVIIC 147
qui font faire une légère moue à la maîtresse
de la maison. Il en est de même ici. Certes,
ce colimaçon, qui s'en va bavant comme un
enfant malpropre sur la nappe où le diner
est servi, n'a pas reçu de lettre d'invitation
et aurait bien fait de rester dans sa co-
quille. Il n'a pas l'usage du monde, évidem-
ment, car il y a dons la haie des oiseaux
dont les oiselles sont connues pour fort
coquettes, et il fait des cornes à ces pauvres
maris, ce qui est d'un goût détestable, bon
seulement pour Molière et l'illustre Gaudis-
sart. On a beau lui faire signe, il ne lient
compte de rien et continue sa plaisanterie
d'ancien répertoire. C'est à lui casser, à
coups de bec, sa coque sur le dos. Il souille
tout ce qu'il touche, et personne ne voudrait
d'une mûre qu'en passant il aurait argentée
de sa glu. Mais la Nature, qui n'a pas de
ces dégoûts de petite maîtresse, lui fait bon
accueil et le laisse se repaître de feuilles à
son appétit.
L'araignée est venue aussi, un pauvre
148 LA. N/TURE CHEZ ELLE
être répulsif qu inspire une horreur géné-
rale, qu'on écrase sons le pied quand on la
rencontre, et que gobent les astronomes et
les rossignols, les uns par friandise pure,
comme une pastille à la menthe, les autres
par régime de ténors pour se purger et se
tenir la voix claire. Elle n'est pas belle, il
faut l'avouer, avec ses huit yeux, ses huit
pattes, son corsage maigre et son ventre
énorme comm.e celui d'un hydropique, et
qui n'a nullement la gaieté d'un ventre de
Silène. La laideur de la forme n'est pas pal-
liée par la beauté de la couleur, d'un gris
terne et sale comme la poussière qui se
tamise dans les chambres inhabitées. Ses
mouvements même, d'une brusquerie fié-
vreuse, où se trahissent l'avidité et la peur,
causent un effroi instinctif. Elle vit triste,
solitaire, inquiète, incertaine du dîner et du
souper; car elle ne peut courir après une
proie qui a des ailes, et il faut qu'elle la
guette à l'affût dans son piège savamment
ourdi et tiré de sa propre substance.
LA TABLE EST SERVIE 149
Attendre, toujours attendre dans une immo-
bilité impatiente, à jeun depuis longtemps
peut-être, tel est le destin de l'araignée.
Ne regardez pas l'ouvrière, examinez l'œu-
vre : cette toile suspendue aux branches du
buisson par des câbles plus fins qu'un che-
veu, et cependant composés de mille fils
tordus ensemble, n'est-elle pas une mer-
veille de science, d'industrie e\ d'art? Quelle
régularité géométrique dans cette trame qui
court à travers la chaîne, dont les fils épa-
nouis en étoile partent d'un centre commun !
Quelle habileté prodigieuse il a fallu pour
tisser et nouer ces filaments, si ténus que
l'œil les aperçoit à peine ! Nulle dentelle,
nul filet, nul ouvrage de mailles n'égale en
délicatesse cette toile, qu'emporte dédai-
gneusement le balai ou l'aile de l'oiseau,
selon qu'elle est attachée à l'angle d'une
chambre ou à la fourche d'une branche. On
admire, au front des cathédrales, les roses
gothiques dans leurs réseaux de nervures ;
mais que cela est grossier à côté de la ro-
13.
150 LA natupe ctif.z elt.e
sace aérienne de ce misérable insecte, objot
de tant d'aversions injustes !
L'araignée est donc là au centre de sa
toile, qu'émeut le moindre souffle, tremblant
qu'un de ces jolis messieurs emplumés, qu ^
festinent près d'elle, n'ait la fantaisie de
l'ajouter à son repas comme entremets, ou
tout au moins ne s'amuse, par pure fantai-
sie, comme un gamin en gaieté, à rompre
ce lilet tendu qu'il lui faudra raccommoder,
reprendre maille par maille ou refaire en
entier, avec un nouveau fil péniblement
extrait de ses mamelles épuisées ; car point
de toile, point de mouches, et point de
mouches, point de toile ; c'est-à-dire la cer-
titude de crever mélancoliquement de faim.
C'est un cercle fafal qu'elle ne saurait fran-
chir.
Un bourdon passe, rayé de fauve et de
noir comme Saltabadil dans le Roi s'amuse.
C'est un vigoureux compère; il a un large
estomac bien cuirassé, un ventre rebondi,
du poil sur les tarses comme un Milon
LA TABLE EST SERVIE 151
de Crolone. Dans rarinée des insectes, il a
rang d'hoplite, ce qui équivaut à cuirassier
ou à carabinier dans l'armée humaine. II
vole pesamment, mais sûrement, avec un
ronflement majestueux.
C'est un bien gros morceau pour l'arai-
gnée, qui cependant s'est mise en position
de combat. Mais le bourdon heurte la toile,
dont il fait tomber quelques gouttelettes de
rosée. Un peu plus il l'emportait avec l'arai-
gnée, prise dans son propre filet. Il faut des
câbles plus forts pour retenir ce Sarason ailé
dont nulle Dalilah n'a coupé les cheveux.
Bientôt arrive un cousin fier de ses deux
plumets, sonnant de son clairon, tout joyeux
du soleil et volant à l'étourdie. Il se jette
dans le piège comme un sot. L'araignée
accourt et tâche de l'enferrer entre ses huit
pattes et de le garrotter avec un fil qu'elle
dévide autour de lui. Mais c'est un cousin
de grande taille. Il fait vibrer ses ailes aux
nervures vigoureuses, brise la li ame dont
on veut l'enlacer, et dégainant son épée den-
152 LA. XATURK CHEZ ELLE
telée en scie il en frappe au flanc son adver-
saire, forcé de lâcher prise. Dans ce com-
bat du cousin et de l'araignée, autant d'ha-
bileté, d'adresse et de courage que dans
la lutte applaudie des deux plus célèbres
gladiateurs d'un cirque en présence d'un
César.
Blessé, traînant la jambe, l'araignée se
retire au fond de son fort pour respirer un
peu. Tout à coup, ô bonheur I la toile a
vibré sous un choc; les fils télégraphiques
convergeant au centre ont averti la pauvre
bête affamée qu'une mouche venait de se
prendre. Elle s'élance, et le duel n'est pas
long; la mouche se débat quelques secon-
des, l'araignée a déjeuné enfin !
Sans doute la mouche est à plaindre; elle
avait bien son droit de vivre, et il est dur
d'expirer, dans l'horreur et l'effroi, entre les
pattes d'un monstre plus hideux que les
larves du cauchemar. Mais que pensent de
notre mansuétude les bœufs et les moutons
qui ont notre estomac pour cimetière?
LA TABLE EST SERVIE 153
Le déjeuner fini, on quitte la salle à man-
ger et l'on passe au salon, un fourré de
ronces bien frais, bien ombreux, arrêtant le
soleil et laissant passer Tair, aux jolies feuilles
raignonnement découpées, aux longues
branches flexueuses, perchoirs confortables
où la conversation se berce comme dans un
fauteuil à l'américaine. La compagnie est
nombreuse : on y voit le linot, le pinson,
la fauvette, le chardonneret, la grisette, la
mésange, le rouge-gorge, le roitelet, qui
causent entre eux, se racontant les nou-
velles du bois, les petits scandales récents. Il
y a des galantins et des coquettes, débitant
des madrigaux et faisant de petites mines.
Les Don Juans prennent leurs grands airs
vainqueurs, et les virtuoses exécutent sans
se faire prier les morceaux favoris du nou-
vel opéra. Leur chant jaillit de leur gosier,
facile et sonore ; ce n'est pas la saison des
rhumes.
C'est un raout en plein jour, comme il
s'en donne quelquefois dans le monde lors-
]")4 LA X A TURF, <'HE/ FJ.LE
que la maîtresse de la maison est jeune et
jolie, et tient à démasquer les artifices de
maquillage de ses rivales. Mais nulle des in-
vitées n'emploie la poudre de riz, le kliol et
le fard. Leurs couleurs sont naturelles : la
mésange à tête noire ne se teint pas en
roux ; on ne voit pas que la grive musicienne
se pose une touche de rouge sous l'œil
pour s'aviver le regard ; la fauvette ne se
barbouille pas les pattes de blanc de perle.
Les robes de toutes ces dames viennent d'être
renouvelées par la mue. Elles n'ont donc
rien à redouter delà lumière.
Quand on a bien causé, bien ri, bien
chanté, bien sautillé, chacun s'en va, sans
qu'il soit besoin qu'un laquais crie dans le
vestibule : « La voiture de Monsieur ou de
Madame est avancée! » En deux ou trois
coups d'ailes l'oiseau est rentré chez lui ou
s'est transporté ailleurs, au gré de son ca-
price. Il a, le bienheureux oiseau, le privi-
lège de l'aile, qui le délie de la terre, le
délivre de la pesanteur, supprime pour lui la
LA TABLE EyT t^EllME 153
dislance, lui ouvre tous les chemins du ciel,
lui donne presque l'ubiquité et le rend indé-
pendant et libre.
Pourtant, quelque rapide qu'il soit, la
mort sait l'atteindre au plus haut des airs
comme sous la feuillée la plus épaisse. Au-
cune retraite ne peut être cachée à la vieille
Mab. Le pauvre cher petit oiseau devient
malade ; les couleurs de son plumage se
ternissent ; frileusement ramassé en boule, le
bec abaissé sur la poitrine, les membranes
de l'œil à demi-tirées, comme si le jour le
blessait, se retenant avec peine à son per-
choir, il reste immobile pendant de longues
heures. De temps à autre, il laisse échapper
un gazouillement faible, qui ressemble au
murmure d'un rêve ou à la plainte d'un en-
fant. Puis il retombe dans son morne silence.
Rien de touchant comme la résignation de
la bête à l'agonie. C'est d'elle qu'on peut
dire en toute vérité, comme dans l'oraison
funèbre de Madame : « Elle fut douce avec
la mort. »
156 LA NATURE CHEZ ELLE
Bientôt un frémissement convulsif l'a-
gite ; ses plumes se hérissent ; ses doigts
armés d'ongles, qui ont poussé encore pen-
dant la maladie, se détendent, s'ouvrent et
quittent la branche. L'oiseau si léger tombe
comme un plomb ; car rien ne rend plus
lourd que la mort. Il est là par terre, lui
habitué à l'azur, parmi quelques graminées
qu'a déplacées sa chute, étendu sur le dos,
couché entre ses ailes désormais inertes, le
bec demi-ouvert, l'œil déjà terne, et les
pattes douloureusement tendues vers le
ciel, comme des mains dont la supplication
a été inutile et qui implorent toujours.
Comment la nouvelle de sa mort s'est-
elle répandue? Sa famille n'a pas envoyé de
lettres de faire-part, ce n'est pas l'usage
chez les oiseaux, et déjà toute la tribu des
fourmis est informée ; les mouches le savent.
Les unes accourent, sondant le chemin de
leurs antennes, les autres se hâtent en
bourdonnant et en battant des ailes, gaies
comme des héritiers que rien n'oblige à
* LA. TABLE EST SERVIE 157
l'hypocrisie. La Nature, qui tire perpétuel-
lement la vie de la mort, se répétrit sans
cesse sous de nouvelles formes ; l'éternelle
matière n'a pas une sensibilité larmoyante.
Fourmis et mouches prélèvent sur cette
bonne aubaine ce qui leur convient. La
fourmi en détache une parcelle, la mouche
y dépose son œuf, qui, plus tard devenu
lai ve, trouvera sa nourriture dans le petit
cadavre. Mais ce cadavre il ne peut rester
ainsi sous la pure lumière, offensant les
yeux et l'odorat par le spectacle et la putri-
dité de sa décomposition. La mort a sa
pudeur et demande l'ombre pour ses mys-
tères. Il faut donc que ce pauvre petit
corps soit inhumé et rendu à la poussière
d'où il vient. Toute forme brisée doit être
rejetée au creuset pour se couler ensuite
dans un nouveau moule.
Avez-vous remarqué qu'on ne rencontre
jamais dans les bois le cadavre d'un ani-
mal mort ! Les rapaces les font disparaître,
et la Nature a mille moyens de les enterrer
14
158 LA NATUllE CHEZ ELLE «
sans recourir à l'entreprise des pompes
funèbres. Elle possède ses officiers de deuil,
ses ensevelisseurs, ses croquemorts et ses
fossoyeurs, aussi philosophes que s'ils
avaient dialogué avec Hanilet. C'est la
nombreuse tribu des nécrophores en cos-
tume noir, de braves insectes qui s'acquit-
tent avec conscience de cette mesure de
salubrité.
Ils arrivent d'un pas grave et lent, comme
l'exige la circonstance, constatent le décès,
prennent la mesure du corps, pinson ou
fauvette, et commencent leur besogne avec
méthode. Ils fouissent la terre sous le ca-
davre et font une fosse d'une régularité par-
faite, oîi il descend graduellement et sans
secousse, soutenu par le dos des nécro-
phores, mieux que s'il était descendu avec
descordes. Il s'enfonce ainsi comme s'il ren-
trait de lui-même au sein maternel. Bientôt
il est au niveau du sol ; quelques minutes
encore, et il aura disparu. Les nécro-
phores remontent et rejettent sur le corps,
LA. TABLE EST SEIIVIE 150
avec les pelles de leurs pattes, la lerre qu'ils
ont tirée du trou ; ils retendent, ils la pié-
tinent, ils la tassent et l'égalisent. Dans
quelques jours, lorsque la pluie aura fait
affaisser la petite éminence, il sera bien
difficile de retrouver la tombe de l'oiseau.
Déjà une vie sourde commence à fermen-
ter dans ce domaine de la mort ; les œufs
confiés se développent ; les larves tressail-
lent confusément. Chacun, être animé ou
végétal, reprend à ce corps l'élément dont
il a besoin, et bientôt de la poussière de
l'oiseau s'envole une mouche brillante et
naît une fleur au frais coloris, au parfum
suave.
CHAPITRE X
PRÊTE A PRENDRE CONGE.
Sortons un moment de la forêt. La Na-
ture est belle partout, même quand on y
sent la présence de l'homme ; d'ailleurs elle
n'abdique jamais ses droits. Dans ces blés
jaunissants, aux lourds épis plantés en
sillons égaux qui sont produits par la vo-
lonté laborieuse du laboureur, elle sème les
étoiles de lapis du bluet et les cocardes
écarlates du coquelicot : paillettes d'azur,
étincelles de flamme, rompant à propos la
monotonie de ces longues bandes jaunâtres,
un peu ennuyeuses à l'œil malgré leur uti-
lité incontestable. Decamps, le merveilleux
coloriste, ne procédait pas autrement : il
peignait des points rouges et bleus dans
ses tableaux, comme pour donner le la à sa
symphonie de tons.
PRÊTE A. PRENDRE CONGÉ 161
Ce n'est pas une fleur bien estimée que
le bluet; elle est charmante, mais ne coûte
rien et pousse toute seule dans les champs.
Les enfants s'en font des couronnes que
n'eût pas dédaignée Glycère, la bouque-
tière d'Athènes, pour les offrir au bel Alci-
biade allant au banquet de Platon. Le bluet
a le port élégant et son éloile dentelée sort
avec grâce de sa capsule verte. S'il n'a pas
de parfum, il possède le mérite de présen-
ter un échantillon de bleu franc, sans aucun
mélange de violet, couleur dont la Nature
est excessivement avare. Qu'il faisait bien,
semé en bouquets sur les draps blancs ten-
dus au passage des processions, lorsque
Dieu pouvait encore sortir de chez lui et
que sa fête était publique ! Qui sied mieux
sur un chapeau de paille que deux ou trois
bluets relevés d'un coquelicot et mêlés aux
longues barbes de quelques épis ? Nous
aimons cette honnête fleur rustique que
rejette co;nme trop commune la coquetterie
dédaigneuse des petites dames, et qui pare
14.
10)2 LA NATURE CHEZ ELT^E
si bien le front ingénu d'une vierge de
quinze ans. A son aspect, le refrain de la
ballade de Victor Hugo, dans les Orienlales,
nous voltige involontairement sur les lèvres :
Allez, allez, ô jeunes filles !
Cueillir des bluets dans les blés.
Le bluet semble se plaire avec le blé et
se mêler volontiers à la couronne de Cérès.
Notre mémoire ne nous rappelle pas de
bluet hors des moissons. Nous n'en avons
jamais vu ni dans les bois ni sur le bord
des chemins. Le coquelicot, lui, est beau-
coup plus vagabond ; ses graines légères
volent partout. Le chemin de fer même ne
Teffraie pas ; il pousse sur la crête des rem-
blais et jusqu'entre les rails, où ses fleurs
rouges ressemblent à des parcelles de braise
échappées au cendrier de la locomotive.
Au-dessus de ces épis et de ses fleurs vole
l'alouette des champs, qui aime aussi les
sillons, où elle fait son nid sur une motte de
terre, dédaignant les arbres et les buissons
PRÊTE A PnEX[>i:E rONGÉ 103
comme trop sauvages. C'est un charmant
oiseau que l'alouette avec son dos brun et
son ventre d'un blanc moucheté, gai, alerte
peu farouche, toujours prêt à chanter. Ce
gentil oiseau a, dit-on, le caractère fran-
çais, et César donna le nom de Légion de
l'Alouette à un corps de Gaulois adjoint à
l'armée romaine, pour son humeur vive
et franche.
L'alouette se réjouit dans la clarté et elle
monte verticalement, à des hauteurs prodi-
gieuses pour une si petite aile, comme si
elle voulait se perdre au fond de l'azur. La
lumière l'attire et elle y tend d'un essor in-
fatigable; enivrée de la splendeur du ciel,
elle chante à plein gosier son joyeux tirely,
que Ronsard s'est en vain efforcé de rendre
par des onomatopées bizarres, dans sa fa-
meuse chanson, trop vantée par la Pléïade.
H y a longtemps qu'on ne la voit plus, qu'on
entend encore sa note vibrante et claire.
Puis, bientôt, le point tout à l'heure effacé
reparaît, devient plus distinct. Là haut, tout
104 LA NATURE CHEZ ELLE
au fond du ciel, près des portes du paradis
où la légende veut qu'elle fasse un bout de
causette avec saint Pierre, un souvenir lui
vient soudain au cœnr et la fait redescendre
ici-bas. Elle pense à sa tendre femelle, à
ses chers petits, et le désir de se retrou-
ver près d'eux est si vif, qu'elle se laisse
tomber comme une balle de plomb ; et
quand elle a vu que tout va bien, que l'oise-
leur n'a pas découvert le nid de la famille,
quelle a échangé quelques mots avec sa
couvée déjà grandelette, elle s'élève de
nouveau comme une fusée et reprend son
chant avec un entrain inépuisable.
C'est elle, la messagère du matin, que
Shakespeare a chargé? d'avertir Roméo de
l'approche dangereuse du jour ; et Juliette
a beau dire : « C'est le rossignol qui toutes
les nuits chante, là-bas, sur le grenadier,
et non l'alouette, » il faut que le beau jeune
homme, bien à regret, enjambe le balcon.
Mais pourquoi la fdle de Capulet, lançant à
l'oiseau matinal quelques malédictions d'à-
PRÊTE A PRENDRE CONGÉ 165
moiireuse, ajoute-t-elle cette phrase bizarre
et mystérieuse : «: On dit que l'alouette et
le crapaud on changé d'yeux. Oh ! que
n'ont-ils aussi changé de voix, puisque
cette voix nous arrache effarés l'un à
l'autre, et te chasse d'ici par un hourvari
matinal, d
A quelle légende populaire ces paroles
obscures font-elles allusion? Nous n'avons
jamais entendu parler de ce troc d'yeux
entre le hideux batracien et le charmant
oiseau, et la note de Warburton n'éclaircit
pas du tout ce passage singulier.
L'alouette aime la lumière et y vole.
L'homme abuse de ce noble élan pour la
prendre ; il fait étinceier devant elle un piège
tournant, constellé de petits fragments de
glace. Elle vient, elle accourt, les ailes pal-
pitantes... pour s'y mirer, disent les mau-
vaises langues, car elle a un peu de coquet-
terie, sans cela elle ne serait pas si Française,
mais c'est une pure calomnie. C'est le rayon
qui la fascine ; elle y va, comme la nuit elle
160 LA NATURE CTTEZ ET.LF-
vole à la flamme qu'on fait perfidement
briller.
Étourdie de l'éclat, elle tourbillonne au-
tour du braconnier et tombe sous les
coups d'une raquette de bois, faite à peu
près comme un battoir. Triste fin pour une
si aimable et si gentille cantatrice !
Les pauvres oiseaux ainsi assassinés se
vendent au marché sous le nom de mau-
vietles, — deux bouchées de chair à peine !
— Ils ont pour linceul une barde de lard, et
la croûte d'un pâté leur sert de tombeau !
Le soleil laisse tomber d'aplomb ses
lueurs enflammées. Le jour trop ardent et
trop cru éblouit les yeux. Le silence de midi
règne dans les caiiipagnes ; les oiseaux se
taisent et se tiennent à l'abri ; c'est à peine
si la cigale a la force de répéter son cri
strident, tant est lourd l'accablement des
heures brûlantes. L'herbe surchauffée luit
et glisse sous le pied. Ce qu'il y a de mieux
à faire, c'est de retourner à la forêt, par ce
vague sentier que les chasseurs appellent
»
PUÊTE A PllENDRE CONGÉ 167
« une passée de gibier, » reconnaissable
seulement à quelques branches rompues dans
le taillis, à quelques brins d'herbe foulés dans
le gazon. Suivons-le en toute confiance ; il
nous mènera plus loin que ne vont les pieds
des promeneurs, amis des grandes allées
battues et des carrefours de chasse où s'é-
lève d'ordinaire un obélisque de grès gros-
sièrement taillé et surmonté d'une boule.
C'est le sanctuaire même du bois, la for-
leresse où se retirent les animaux.
Nous voici arrivé, après raille détours, la
figure parfois cinglée par les branches que
notre passage déplace, les pieds retenus
par les racines qui traversent l'étroit sentier
comme des couleuvres, à un endroit de la
forêt un peu moins touffu, à une espèce de
clairière qu'ouvre un ruisseau qui coule à
travers les bois, et où viennent se désallé-
rer les cerfs, les daims, les chevreuils, les
renardSj les geais, les pies, les loriots, et
toute cette population de poil et de plume
qu'alarme l'aspect de l'homme.
168 LA NATURE CHEZ ELLE
Les grands arbres montent droits et pres-
sés, le pied dans la mousse, la cime dans
le ciel, couverts d'un vigoureux feuillage
un peu sombre déjà, com.me à la fm de
Tété, lorsque depuis longtemps les nuances
blondes de mai ont disparu, et qu'Octobre
prépare sa palette riche en tons d'ocre, de
safran et de rouille.
Heure sérieuse et solennelle, où le paysage
avec ses verdures poussées au noir, a l'air
d'un tableau de Poussin ou de Guaspre,
comme on en voit dans les salles à manger
d'Italie. C'est le moment du style et des
lignes sévères.
Un coup de lumière frappe les ébou-
lements de pierrailles, les chevelures
d'herbes, les nœuds de racines qui forment
pittoresquement la berge du ruisseau, où le
Diogène d'un paysage historique pourrait
sans déroger puiser de l'eau avec sa main.
La Nature a quelquefois la fantaisie d'être
classique, et ce n'est pas alors qu'elle est
la moins belle.
PHÈTE A rUENDKE CONGÉ 16*J
Des Ions d'ocre, tachetés de quelques pla-
ques blanches ou verdâlres dans le déchi-
rement du petit ravin où Teau glisse parmi
les cailloux; les branches rompues et les
feuilles tombées donnent un centre lumi-
neux à ce tableau d'une harmonie un peu
sévère. Entre les cimes brillent d'étroites
échappées de ciel, et sous les branches, à
travers les interstices des arbres, glissent
des reflets de jour lointain. Sur ce fond de
verdure sombre, une blancheur de marbre
ne messiérait pas, un bufcte de Pan taillé en
gaine comme un Hermès, et autour duquel
les nymphes danseraient en se tenant par
la main.
A défaut de cela, sur le haut de la berge,
une silhouette bizarre se dessine avec sa
tète aux joues minces, presque triangulaire,
ses petites cornes et son corps déhanché
par les raccourcis de la perspective. Il a
l'air à la fois effaré et curieux, cet animal
que vous ne définissez pas encore. 11 vous
a vu, car ses yeux sont meilleurs que les
15
170 LA NATURE CHEZ ELLE
vôtres ; il est intrigué, il voudrait savoir ce
que vous êtes venu faire là. Sa poltronne-
rie naturelle lui conseille de fuir, mais son
désir de se renseigner sur « cet individu »,
comme dirait Toppfer, l'engage à rester.
Malgré sa timidité, il se risque à faire quel-
ques pas en avant, et voilà le chevreuil —
il n'est plus permis même à un myope ayant
oublié son lorgnon d'en douter — en arrêt
sur la crête du ravin. Croyez que le cœur
lui bat fort, en dépit de sa belle contenance,
et qu'au moindre bruit une brusque retraite
l'emporterait au fond du bois.
Cependant Teau qui coule entre vous et
lui le rassure, et protégé par ce fossé, ayant
la forêt par derrière, il vous regarde avec
assez d'aplomb; il observe, il étudie, il dé-
taille cette bête curieuse qu'on appelle un
Homme, et qui étonne toujours les animaux.
Il est fâcheux, au point de vue philosophi-
que, que les bêtes ne puissent pas traduire
leurs opinions sur l'espèce humaine en lan-
gage intelligible. On dirait qu'ils sentent
PRÊTE A PRENDRE CONGÉ 171
la pensée, et cette force inconnue les in-
quiète. Peut-être nous méprisent-ils comme
des fats pleins de forfanterie, et répètent-
ils en leur idiome le mot de la fable : « Ah !
si les lions savaient peindre ! »
Puisque le chevreuil ne se gêne pas pour
nous examiner des pieds à la tète, rendons-
lui la pareille. Il est là, bien campé, en
pleine lumière, dans une excellente pose,
ne faisant d'autre mouvement que quelques
mutations d'oreille, et tel qu'un peintre
d'animaux pourrait le souhaiter pour en
faire une étude.
C'est un jeune : on le voit au fauve clair
de son pelage, qui serait d'un roux ardent
s'il était passé maître broquart, surtout en
plein été comme nous y sommes, car la robe
des chevreuils est plus brune l'hiver. Il n'a
pas encore de famille ; il n'entrera sans
doute en ménage que l'année prochaine, et
c'est ce qui lui donne ce petit air naïf de
jouvenceau.
Les chevreuils, quoiqu'ils se livrent par-
172 LA NATURE CHEZ ELLE
fois de grandes batailles, à l'époque des'
amours, pour conquérir les chevrettes, —
comme ces chevaliers du moyen âge qui
n'obtenaient la main de leur belle qu'après
avoir désarçonné tous les prétendants en
champs clos, — les chevreuils, disons-nous,
sont de mœurs douces, pacifiques et patriar-
cales. Une fois formés, les couples ne se
désunissent jamais ; si l'un des conjoints
meurt ou est tué, l'autre ne survit guère.
Les petits restent attachés à leurs parents,
chose étonnante ! même lorsqu'ils n'en ont
plus besoin, et ils ne fond pas bande à part
dès que les cornes leur ont poussé. Il n'est
pas rare de rencontrer des hardes formées
de trois générations, qui semblent obéir à
l'aïeul.
On a beaucoup célébré la douceur et
l'éclat des yeux de gazelle. C'est un lieu
commun de la poésie orientale. Les yeux de
chevreuil, qui n'ont jamais servi d'objet de
comparaison, n'en sont pas moins char-
mants, et fourniraient aux rimeurs d'Occi-
>âli
PllHTi': A PUENOIU': CONGK 173
dent des images plus neuves. Ils sont noirs
et brillants, d'une expression sympathique,
et de plus, ils possèdent le don des larmes,
ce qui les rend presque humains.
Le chevreuil est une bête élégante, svelte,
bien découpée, aux jambes fines et menues,
qui porte bien sa tête, et dont le malheur
est de fournir une excellente venaison, supé-
rieure à celle du cerf et du daim. Aussi le
pauvre animal esl-:l le point de mire des
chasseurs, et aura-t-il bientôt disparu, si
l'on n'y prend garde. Plus rapide que le
cerf, doué d'autant de fond que le loup, le
chevreuil est presque impossible à forcer.
Il part, mais après un premier élan, il s'ar-
rête et regarde venir le chien, par suile de
cet instinct de curiosité dont nous parlions
tout à l'heure. Il compte sur la vitesse de
ses pieds, et l'espace intermédiaire qu'il
agrandira d'un bond le rassure. Cela l'a-
muse de voir le basset se frayer pénible-
ment un chemin à travers les herbes et les
broussailles, et de l'entendre clabauder.
15.
174 LA. NATURE CHEZ ELLE
On pourrait même croire qu'il oublie la pré-
sence de l'ennemi ; il joue, se gratte l'oreille
du pied, se met à brouter comme s'il était
seul ; cependant, du coin de Toeil, il observe
la marche lente de l'animal à pattes torses,
et quand il le juge trop rapproché, il a
bientôt rétabli l'intervalle et recommence
son manège ; mais le jeu finit par lui être
fatal. Ce basset qu'il méprise le distrait du
chasseur, et un coup dj fusil bien ajusté
change la comédie en drame.
C'est ainsi que périssent la plupart des
chevreuils.
-' Aucune bète de nos forêts, dit Tousse-
ncl, ce grand chasseur devant Dieu et de-
vant Fourier, qui en sait plus sur les mœurs
des animaux que tous les naturalistes, n'en-
tend mieux que le chevreuil le principe de
charité et de solidarité. Le chevreuil, per-
sécuté par les chiens, n'a pas besoin, comme
le cerf et le daim, d'employer la violence
pour faire bondir le change. Le change
vient de lui-même s'offrir pour concourir au
i
PRÊTE A PRENDIIK COXOÉ 175
salut de la bête poursuivie, et c'est mer-
veille de voir comment tous ces charmants
coureurs s'entendent pour créer des embar-
ras à la meute. Imitez avec un appeau le
cri du petit chevreuil en détresse, et toutes
les chevrettes accourent pour lui prêter
assistance. On rougit presque pour l'homme,
en pensant qu'il existe des assassins sans
entrailles qui profitent odieusement de cet
instinct de charité maternelle. » Gela est
fort bien ; mais combien de meurtres de
chevreuils avez-vous sur la conscience, spi-
rituel Mercutio du phalanstère? Les brahmes
qui poussent le respect de la vie si loin
qu'ils se voilent la bouche d'une gaze, de
peur d'avaler, par mégarde, un moucheron
et de causer ainsi la mort d'un être,
seraient-ils dans le vrai ? Ils nous attendris-
sent du moins par cette puérilité touchante
de pitié au milieu du massacre général.
Rien de plus innocent que le chevreuil ;
il ne dévaste pas, comme le cerf, les champs
voisins de la forêt ; il ne fouille pas le sol
176 LA XATURE CHEZ ELLE
pour déterrer les pommes de terre. Ses plus
grands méfaits consistent à tondre, dans les
prés, peut-être un peu plus que la largeur
de sa langue, et à brouter quelques pousses
de jeune blé. Il se nourrit de glands, de
faînes et principalement de bourgeons
d'arbres et d'arbrisseaux. Cette frugalilé ne
l'empêche pas d'être friand de truffes. Il les
subodore, à travers le sol, au pied des
chênes autour desquels voltigent les tipules,
et il les amène à la surface en se servant
de ses pieds comme le porc de son groin.
Mais s'il est des êtres inoffensifs dont la
vie ne coûte rien à personne, il en est d'émi-
nemment et de gratuitement nuisibles en
apparence, comme la sauterelle à coutelas,
que voilà assise sur une touffe d'herbe, prête
à se lancer en l'air par le puissant ressort
de ses longues pattes de derrière repliées,
et à porter partout le ravage. Ces terribles
faucheuses rasent un champ de blé en quel-
ques minutes et dépouillent presque instan-
tanément un arbre de son feuillage. Où elles
j PIÎÈTK A PltFA'DliK (■OXÔK 177
passent, elles font Pliiver ; il ne reste pas
une feuille verte sur la campagne. Si elles
étaient solitaires, on ne s'apercevrait guère
de leurs dégâts. Mais elles s'attroupent,
elles se coalisent, elles forment des armées,
elles se nomment Légions, comme les dé-
mons de la Bible. Et c'e^t a'.ors qu'elles
répandent autour d'elles la désolation, en
réduisant à l'état de squelette la végétation
la plus luxuriante.
D'où viennent ces voraces? Personne ne
pourrait le dire au juste. On sait seulement
qu'elles sont surtout chez elles en Orient :
le pays de la peste, voilà leur patrie. Cela
nous donne à penser qu'elles descendent
probablement, en ligne directe, decelles que
fit naître Moïse en étendant sa verge sur la
terre d'Egypte, de ces sauterelles qui, comme
nous l'apprend l'Exode, a couvriront toute
la surface de la terre, mangèrent toute
l'herbe et dévorèrent tout ce qui se trouvait
de fruit sur les arbres )>. Ce qu'il y a de
certain, c'est que cette pla'e d'Egypte, ou-
178 LA NATURE CHEZ ELLE
vrage du Dieu des Hébreux, opérant par
l'intermédiaire de Moïse et d'Aaron, n'a
jamais eu de fin : elle dure encore aujour-
d'h ui ; el le s'est propagée dans les régions qui
avoi>inent la vallée du Nil; elle s'est éten-
due clans toutes les diieclions de l'Afrique,
comme le choléra.
Cependant, les anachorètes do la Thé-
baïde firent des sauterelles le mets fonda-
mental de leur cuisine. Saint Jean au désert
s'en régalait les jours gras. Ljs Arabes les
mettent confire dans une espèce de saumure
vinaigrée : faible compensation des disettes
qu'elles produisent !
CHAPITRE XI
ELLE MET SA ROBE FEUILLE MORTE.
L'aspect de la forêt commence à changer;
le feuillage, qui portait la livrée verle de
rÉté, semble s'ennuyer de cette teinte. De
monochrome il devient versicolore; chaque
arbre s'habille à sa fanon et témoigne ainsi
de son indépendance : les tons se réchauf-
fent et prennent la richesse de la maturité.
Toute une gamme de jaunes variés s'étale
sur la palette de la nature. Les reflets du
couchant paraissent se fixer sur les feuilles.
Les unes ont des nuances d'or, les autres
des colorations de safran ; celles-ci rougis-
sent, celles-là sont frottées de bitume comme
une esquisse de Rembrandt. Le vert, qui
naguère dominait, s'efface peu à peu. Il ne
reste que le vert noir des sapins, immua-
180 LA NATURE CHEZ ELLE
bleraent triste, et sur lequel les évolutions de
Tannée ne sauraient agir. Déjà quelques
feuilles détachées montent, descendent et
voltigent, comme les paillettes d'or dans
j'eau-de-vie de Dantzick. C'est l'époque qui
convient le mieux aux peintres, et que pré-
férait à toutes Théodore Rousseau, le grand
paysagiste romantique. En prenant la Na-
ture à ce moment-là, les artistes évitent de
servir au Salon ces plats d'épinards, éter-
nels sujets de plaisanterie des philistins,
qui n'ont pas remarqué que les arbres
étaient absolument verts tout le printemps
et une bonne partie de Tété.
Il en ett de l'Automne comme des littéra-
tures de décadence : le charme prinlanier
est depuis longtemps évanoui ; mais n'existe-
t-il pas encore une séduction permanente
et mélancolique, dans cette beauté mûris-
sante qui va se faner et disparaître? Comme
nous le disions à propos du style de Baude-
laire : Le couchant n'a-t-il pas sa splendeur
comme le matin ? Ces rouges de cuivre, ces
ELLE MET SA R0J5E FEUILLE MORTE 181
ors verts, ces tons de turquoise se fondaut
avec le saphir, toutes ces teintes qui brû-
lent et se décomposent dans le grand incen-
die final ; ces nuages aux formes étranges
et monstrueuses, que les jets de lumière
pénètrent et qui semblent l'écroulement gi-
gantesque d'une Babel aérienne, valent bien
la pâleur rosée de l'aurore, dont nous admi-
rons, plus que personne, la candeur virgi-
nale ; mais ce couchant non plus n'est pas à
mépriser.
La Nature, au printemps, était une jeune
ingénue ; une robe blanche, une ceinture
rose, quelques fleurs dans les cheveux suf-
fisaient à la parer. Pendant l'Eté, c'était
une femme dans tout l'épanouissement de
sa beauté féconde ; sa grâce un peu frêle et
juvénile d'abord, avait pris des contours
plus soutenus, plus arrondis. Une toilette
plus riche lui allait bien ; elle pouvait mêler
à sa couronne des fleurs d'un coloris plus
éclatant, d'un parfum plus fort, et même
quelques fruits doics parle soleil. Elle était
16
182 I>A NATUllK CIJE/ ELLE
assez belle pour braver la grande lumière,
et les bals en plein jour ne l'effrayaient
pas.
Maintenant, sans doute, elle a conservé
encore beaucoup de ses charmes ; elle est
belle toujours et on peut l'aimer. Mais déjà
quelques signes de fatigue se manifestent
sur- son noble visage; les tempes s'attendris-
sent ; les petites veines bleues y paraissent
davantage ; l'œil, un peu meurtri, a moins
d'éclat et plus de pensée ; la bouche sourit,
mais d'un sourire triste et plein de pressen-
timent. Comme une femme qui sait que de-
main il sera trop tard pour aimer^ elle est à
la fois plus grave et plus tendre, et reçoit
ses adorateurs persévérants avec une sorte
de reconnaissance mélancolique. Symptôme
alarmant ! Elle reste bien plus longtemps à
sa. toilette qu'autrefois, sa chevelure, si
abondante naguère, et que d'un mouvement
superbe elle secouait sur ses épaules nues, a
besoin aujourd'hui de quelque artifice. Des
pampres de vclouis déjà rougissants j des
FXLE MKI' SA U«)1!K l'Kril.I.K MOUTE IHo
raisins aux grains d'ambre et d'améthyste
masquent à propos quelques places un peu
éclaircies. Il lui faut des robes aux plis puis-
sants, en étoffes somptueuses : des brocarts
d'or ramages de noir, des velours tannés,
des satins feuille-morte, des guipures de
Venise, de lourds bracelets à ses bras d'un
plein contour, des diamants et des bijoux
anciens sur sa riche poitrine, d'une blan-
cheur dorée comme un tableau de Titien ou
de Giorgione. Elle est plus belle le soir que
le matin, comme toutes les femmes sur le
retour, et le couchant, avec son incendie de
couleurs, redonne delà vie à sa figure pâle.
Hélas ! bientôt la neige va tomber sur
ces cheveux si lustrés encore. Les mauvais
jours approchent, les nuages s'amassent au
ciel, les brouillards montent de la terre;
mais parfois le soleil reprend le dessus. L'air,
tout à coup, s'attiédit ; il semble que l'Été
va renaître, et la Nature retrouve un jeune
sourire; sa beauté lui revient plus tou-
chante et plus passionnée.
184 LA NATURE CITEZ ELLE
Sachons jouir en poète de ces retours qui
retardent le déclin. N'abandonnons pas celle
qui nous a fait tant de moments heureux.
Allons lui rendre visite, ou tout au moins
mettre notre carte cornée à sa porte. Ne
nous hâtons pas de retourner à la ville,
parmi la fange, la fumée, la pluie, les pes-
tilences de toutes sortes.
Un air vif et frais a balayé les nuages, et
les arbres de la route détachent leur feuil-
lage rose d'un ciel qui a le bleu de turquoise
du vieux Sèvres pâle tendre. La journée sera
superbe, et le sentiment du mauvais temps
prochain la rend plus agréable encore.
Les fîlandières matinales ont activement
travaillé; tout le pré qui borde la route est
couvert d'une immense gaze diamantée, sus-
pendue aux pointes d'herbe par des fils
aériens. Titania, voulant séduire Obéron et
se faire donner ce jeune page, sujet de leur
querelle, trouverait là des falbalas en den-
telles d'argent pour sa robe de clair de
lune, d'un effet irrésistible et miraculeux.
ELLE MET SA ROBE FEUILLE MORTE 185
Ces industrieuses araignées des champs,
quoiqu'elles ne puissent connaître les modes
de Paris, sont dignes de fournir le vestiaire
des acteurs fantastiques qui jouent dans le
Songe d'une nuit d'été. Jamais danseuse, sou-
levant sous le jet de la lumière électrique la
pluie de paillettes de sa jupe, ne trouva de
tarlatane plus légère et plus transparente
pour montrer, comme à travers une vapeur
blanche, ses formes voluptueuses moulées
par le maillot rose. Et pourtant, tout ce
luxe, toute cette féerie, tout ce travail im-
mense n'ont d'autre but que d'attraper
quelques misérables moucherons à demi-
transis par le froid du matin. Ces pauvres
ouvrières, mesquinement vêtues d'une robe
grise, ont grand'faim dès l'aube, car elles
ont passé la nuit à l'ouvrage, sans être
payées double, et il faut qu'elles fournis-
sent leur fil ! ce fil, dévidé d'elles-mêmes,
dont la bobine est dans leur ventre, et qui
épuise leur vie si elles ne mangent pas. Que
de mètres dépensés pour ourdir ces tissus
16,
18R LA N A TURF. (IIK/ KT.I.I.
délicats qui s'étendent sur des arpents de
prairie !
Dans l'air flottent, soyeux, légers, plus
blancs que l'argent et que la neige, ces
longs filaments que le vent balance et pro-
mène. On les appelle Fils de la Vierge, et
une poétique légende populaire veut qu'ils
soient échappés de la quenouille de la Mère
céleste, occupée à filer pour faire des che-
mises aux petites âmes nues des enfants
pauvres. Cette explication nous paraît très
vraisemblable et nous l'acceptons très vo-
lontiers. Des savants prétendent qu'il faut
attribuer ces fils à une bourre cotonneuse
détachée de certains arbres et cardée par
lèvent. D'autres, mieux inspirés, y voient
l'ouvrage d'une espèce d'araignées. Toujours
est-il que ces fils couleur de neige sont un
signal de beau temps. On ne les voit se
dérouler que lorsque le soleil luit et que le
ciel est pur.
En automne, il ne faut compter sur rien :
les journées belles le matin, deviennent
Ei,T.K Mi;r SA lîniîK l'Krii.ij-, Nroiii'F, lf^7
laides le soir, comme ces petites filles, jolies
comme des anges à sept ou huit ans, qui
font plus tard d'assez vilaines femmes. Le
ciel s'est brouillé ; un petit nuage noir, gro-
gnon et bossu, qui se refrognait dans un
coin de l'horizon, s'est développé sournoi-
sement ; comme une outre aplatie dans
laquelle on souille, il s'est gonflé démesuré-
ment. Le voilà énorme, hydropique à cre-
ver, et il va verser ses seaux d'eau sur la
campagne. Le vent de l'est est sauté à l'ouest,
et des haleines humides semblent sortir de
la poitrine de l'océan lointain.
Un murmure pareil au bruit confus des
grandes eaux court sur la cime de la forêt,
dont les arbres secoués s'entre-choquent
avec des craquements et des plaintes
sourdes qui ont comme une expression de
douleur humaine. Tous les méchants oiseaux
qui aiment la tempête se réjouissent et
poussent des cris discords. Le geai garrule ;
la pie sautèle et ragache ; le corbeau, quit-
tant sa gravité de croque-mort, danse gau-
188 LA NATURE CHEZ ELLE
cliement, comme un bouffon sinistre, et
croasse de sa voix enrhumée.
Cherchons un abri sous ce chêne. Nous
n'avons pas le temps de regagner la ville,
et déjà la pluie tombe à larges gouttes. Le
géant séculaire nous abritera sous le toit de
ses feuilles, qui se rejettent Teau comme
des tuiles superposées. Nous pourrions
même entrer dans la large crevasse de son
tronc, guérite naturelle où les pâtres et les
braconniers se réfugient, et parfois même
allument du feu, comme le témoigne cette
lonsfue cicatrice noire à l'intérieur de l'ar-
bre, qui depuis longtemps ne vit que par
l'écorce. Cela suffit pour qu'il puise au sein
de la terre la sève vigoureuse qui le sou-
tient. De tels vieillards durent plus que
leurs fils.
Nous voilà ainsi installé comme un saint
dans sa niche, immobile, pensif, vague-
ment occupé de ces rêveries confuses qu'ins-
pire la réclusion imposée par la pluie,
qua d on esl obligé, au milieu des champs
ELLE .VET SA liOBK FET'TLLE MORTE 18!)
OU des bois, de chercher un refuge contre
l'averse imprévue et soudaine. Les images
du passé reviennent et se déroulent der-
rière ce rideau de fils que la pluie fait
tomber du ciel sur terre, et qui rappelle
l'ancien spectacle de Séraphin, où un ri-
deau semblable s'abaissait entre le théâtre
et le naïf public pour dérober aux yeux les
ficelles des marionnettes.
Quelle procession de pantins désolés !
pourrait-on dire comme Alfred de Musset,
dans cette charmante pièce adressée à la
Paresse. Que de figures, trouvées autrefois
adorables, vous semblent aujourd'hui laides
et maussades ; comme elles ont changé, et
comme on change soi-même !...
La pluie tombe toujours, faisant sur les
feuilles un pétillement de grêle, rejaillissant
de tous côtés et lançant des éclaboussares.
Les branches trop chargées d'eau plient, se
secouent et la déversent sur les herbes,
entre lesquelles s'établissent mille petits
courants qui sont des Niagaras aux fourmis.
100 1,A NAl'l I;K ( IIKZ KlA.r.
Ce serait le moaient de composer un son-
net sur des rimes difficiles et rares, car il
est impossible de faire autre chose par la
pluie dans le creux d'un chêne.
Mais quel est ce bruit de broussailles
froissées, de pierres qui roulent, de sabots
qui piétinent, entremêlé de cliquetis et de
grognements ? On dirait un corps de cava-
lerie chargeant un ennemi invisible ; ou le
chasseur sauvage des ballades allemandes,
si bien peint par Henneberg, traverserait-il
la forêt au galop?
Les broussailles s'écartent, et toute une
troupe de sangliers débouche bruyamment
sur une petite clairière hérissée de roches
et de ronces, où déjà la pluie a formé des
flaques de boue. Heureusement, ils ne nous
ont pas vu ; à l'automne surtout, ces mes-
sieurs ont le caractère mal fait et l'humeur
tant soit peu farouche. Le gland abonde,
et le gland agit sur eux comme l'avoine sur
les chevaux : il leur donne du feu, de la
vigueur et leur cause une sorte d'ivresse
ELLE MET SA RoiJE FEUILLE MORTE 101
qui les rend prompts à chercher querelle. Il
y a le père, un quarlan robuste et mons-
trueux, pesant deux cents kilogrammes, et
qui doit descendre en droite ligne du san-
glier de Calydon, capturé par Méléagre.
Les défenses qui lui rebroussent la lèvre
ont Tair de croissants de lune, et le plus
élégant cavalier de la tribu des Hadjoutes
serait heureux de les suspendre au poitrail
de son cheval, en manière d'ornement. Il
les repasse sur les grais (on appelle ainsi
les crocs supérieurs) avec un cliquetis de
castagnettes assez formidable, qui ne rap-
pelle nullement lacachucha ou le zapaleado^
Sa hure bestiale n'est pas dépourvue d'une
certaine majesté. Le lerrible empêche le
grotesque. La laie est une matrone de forte
encolure, féconde comme une mère Gigo-
gne, qui bougonne et grommelle assez
maussadement. Elle n'est pas si bien
armée que son époux ; mais si elle ne peut
découdre, elle tait très bien porter des
coups de boutoir et mordre.
192 LE- NATURE CHEZ ELLE
Quant aux marcassins, ils sont d'une
gaieté folâtre. La pluie les amuse considé-
rablement ; ils barbotent et se vautrent
dans les flaques, se cuirassent de boue avec
une satisfaction évidente. Ce cosmétique
primitif convient à leur cuir hérissé de
soies. Ils jouent ensemble, se heurtent et
poussent de petits grognements voluptueux.
L'un deux s'est renversé sur le dos, comme
en extase ; un autre redresse sa hure et
tâche de mordre au passage un filet de
pluie ; comme un paysan d'Espagne, il
essaie de boire à la régalade. Le tableau
est comique, mais la moindre in^prudence
pourrait le rendre tragique.
Le sanglier charge avec une impétuosité
aveugle contre tout ce qui se présente. C'est
une boule noire qui roule et se précipite,
culbutant tout devant elle. Si vous n'avez
pas le temps de vous détourner et de gagner
un asile, votre vie court de grands risques;
les défenses du sanglier, quand elles ne sont
pas mirées par l'âge, coupent comme le meil-
ELLE MET SA ROBE FEUILLE MORTE lUo
leur rasoir de Sheffield, ou le sabre affilé
dont les Japonais s'ouvrent le ventre. D'un
coup de boutoir le sanglier lance en l'air les
chiens décousus, et les garçons de cirque ne
sont pas là pour les recevoir avec cette atti-
tude affectueuse qu'ils avaient dans l'an-
cienne affiche de la barrière du Combat. Il
est inutile de dire qu'il ne se gêne pas pour
traiter le chasseur qui Ta manqué de la
même manière.
Enfin, après s'être bien roulés dans la
boue et avoir savouré à leur aise les volup-
tés de la pluie, les sangliers se retirent,
allant prendre leurs ébats ou retournant à
leur fort dans une autre partie de la forêt.
Le bruit des branches qu'ils rompent dans
le taillis se prolonge encore quelque temps,
et l'on n'entend plus que les gouttes d'eau
qui glissent des feuilles de moins en moins
nombreuses ; la pluie a cessé, et nous pou-
vons regagner notre gîte. Nous sommes
bien mouillés encore. Les arbres s'agitent
et frissonnent comme des chiens qui sor-
17
194 LA NATURE CHEZ ELLE
tent de Teau éclaboussant tout à la ronde.
Des feuillages, des herbes et des plantes
mouillés s'exhale une senteur pénétrante. La
vie végétale se ranime ; le monde des in-
sectes fourmille et bourdonne. Les animaux
quittent leurs retraites et reprennent leurs
occupations interrompues. Quelques gazouil-
lements d'oiseaux se font entendre.
Au pied des arbres, sur le bord des sen-
tiers, les champignons, qui se sont moqués
de la pluie sous leurs larges chapeaux, se
montrent pareils à des Kobolds, entre la
mousse et les mauvaises herbes : les uns,
honnêtes champignons faits pour figurer
dans les tourtes et les godiveaux ; les autres,
champignons scélérats, dignes d'être cueil-
lis par Locuste pour le souper de Britan-
nicus, empoisonneurs plus subtils que César
Borgia ou qu'Exili, l'amant de la Brinvil-
lier^, valant l'acqua-tofana et le curare pour
expédier dans l'autre monde un oncle à suc-
cession ou un mari gênant ; la fausse oronge j
l^amanite et tant d'autres^ que Ton croit
ELI.E MKT SA KOlîK IKIII.I.K MOUTE 111."»
connaître et qui trompent les plus habiles.
Sur la large ombrelle d'un de ces crypto-
games se traînent, agitant leurs tentacules,
des loches, hideuses limaces semblables à
à un escargot auquel on aurait arraché sa
coquille. De leur bave gluante elles argen-
tent la pulpe immonde du champignon,
qu'elles rongent lentement. Elles se gorgent
à loisir de poison. Le vénéneux est sain pour
rimmonde. Nous les écraserions bien sous
la semelle de notre botte, mais sentir s'écra-
ser flasquement cette chose molle, gluante,
quelle horreur et quel dégoût ! Et puis, qui
sait? Ces limaces accomplissent peut-être
une mission; elles débarrassent et purgent
la forêt de celte oronge perfide qu'aurait pu
1 amasser un enfant. Elles vident la boîte à
poisons de la Nature !
CHAPITRE XII
HORIZONS PROCHAINS.
Il semble, en ce moment, que la Nature se
hâtede déployer ses énergies. Sous des soleils
plus lourds, les fruits mûrissent, se dorent,
se diaprent de tons vermeils. Les pêches se
veloutent et rougissent comme des joues de
jeunes filles à qui Ton parle d'amour. Les
raisins verts, sous les pampres éclaircis,
prennent des transparences d'ambre ou
d'améthyste. L'églantier, dont la petite rose
a disparu depuis longtemps, s'orne de ses
jolis blutons de corail auxquels, nous ne
savons pourquoi, la langue populaire donne
un nom si disgracieux. Les sorbiers étalent
leurs corymbes de baies rouges si aimées
des oiseaux. Ce n'est plus la beauté du
Printemps, ni la vigueur de l'été; mais
HORIZONS PROCHAINS 197
bien l'âge mûr. Les promesses des premiers
mois sont fidèlement tenues. La graine
devenue fleur, a donne son fruit. Tout ce
qui a été semé se recueille.
Déjà les lourds chariots traînés par des
bœufs, ont ramené les gerbes dans les
granges, et, sous les coups cadencés du fléau,
le grain a été séparé de la paille. Les champs
dépouillés de leur parure d'or, ressem-
blent, avec leurs sillons nus, à des pièces
d'étoffe brune rayée de noir. Ils ont rendu à
gros intérêts ce que la main du semeur,
s'ouvrant dans la pâleur de l'aurore ou ia
rougeur du soir, leur avait prêté autrefois.
Les oiseaux vont et viennent, fendant
joyeusement l'air dans toutes les directions.
Ils n'ont plus le souci de leur couvée, et se
donnent du bon temps sans remords, comme
des pères de famille dont les enfants sont
placés. A tous les buissons pendent <;les
mûres, des graines et des baies de toutes
sortes. Des myriades de cousins, do mou-
ches, d'insectes, que fait pulluler l'humidité
i7.
198 LA NATURH CIIKZ ELLE
chaude de la saison, leur offrent de nom-
breux régals, une carie variée de mets
friands. Aussi engraissent-ils comme des
financiers, et prennent-ils, malgré leurs ailes,
celte majestueuse obésité de la quarantaine
qu'admirait Brillât-Savarin. Les ortolans,
les becfîgues, les cailles, semblent vouloir
tenter le fusil du chasseur, ou s'adapter
eux-mêmes cette bande de lard qui doit les
envelopper à la broche. Il est passé, le temps
des chansons et des amours, de la jeune
maigreur et des équipées romanesques.
L'époque des vendanges approche. Dans
les villages, le maillet du tonnelier retentit
gaiement sur les cercles qui maintiennent
les douves. On recherche les vieux tonneaux
vides, on les remplit d'eau pour s'assurer
qu'ils ne fuient pas et en réparer le bois. On
graisse la vis des pressoirs, on nettoie les
corbeilles et les hottes qui doivent servir à
la cueillette et au transport du raisin. Les
propriétaires de vignobles rassemblent, en-
régimentent, vendangeurs et vendangeuses.
HORIZONS l'ROCIIAIXS 190
Les ménagères apprêtent les larges terri-
nes de soupe fumante, et sur la pente des
coteaux, parmi les pampres et les échalas,
on voit briller quelque jupe rouge, quelque
carreau bleu, quelque chemise blanche qui
fourmillent activement autour des ceps.
Au-dessus des vignes, sans prendre garde
au plomb du chasseur, tourbillonnent les
grives ivres de raisin.
De la terre, moite des abondantes rosées
de la nuit, s'élèvent des fumées et des
brouillards qui, parfois, se résolvent en
pluie fine, et que le plus souvent absorbe le
soleil plus haut monté sur l'horizon. Le ciel
se débarbouille de ses nuances grises, et de-
vient d'un joli bleu un peu froid, où cou-
rent deux ou trois légers nuages, et sur
lequel se détache en rose b file des sveltes
peupliers qui bordent le chemin.
On voit encore voltiger ci et là quelques
papillons blancs tardifs, se poursuivant pour
conclure leurs noces, car ils n'ont plus que
bien pni de jours à vivre, et 'le longs Ois
200 LA NATURE CHEZ ELLE
de la Vierge viennent se suspendre à vos
liabils.
La forêt a changé de couleur. On ne se
plaindra plus de l'uniformité de sa verdure,
qui n'existe d'ailleurs, que pour les yeux
inattenlifs, car le vert d'aucun arbre n'est
pareil. A mesure que le froid approche, une
chaleur de ton se déclare parmi les feuil-
lages, comme s'ils voulaient retenir le soleil
qui s'en va. C'est la magnificence du cou-
chant comparée à la splendeur blanche de
midi. Tout prend une intensité, une vi-
gueur et un éclat incomparables, comme
dans la fournaise du crépuscule les couleurs
s'incendient et se décomposent en brûlant,
de manière à produire des effets d'une
richesse éblouissante. En se retirant, la sève
laisse les feuilles se revêtir des nuances les
plus variées, dans cette gamme opulente et
chaude qui plaît tant aux artistes, moins
sensibles peut-être aux bouquets blancs et
roses du Printemps qu'à la fauve couronne
de feuilles mortes de l'Automne* .
HORIZONS PROCHAINS 201
Si l'on regarde la vaste forêt qui s'étend
sur la pente de la colline, on est frappé de
cette transformation d'aspect causée par
quelques matinées froides, où la gelée blan-
che suspend ses petites perles aux pointes
des herbes et dans les mailles des filets d'a-
raignée. Sur un chaud frottis de bitume à
la Rembrandt, la Nature fait du feuille avec
des tons de topaze, d'or rouge, d'or pâle, de
jaune ocreux, de terre de Sienne, de cuivre
rouge; quelquefois elle pousse l'audace jus-
qu'à esquisser sur un fond sombre de sa-
pins ou de noires verdures persistantes, un
arbre au feuillage écarlate : insolence de
coloriste qui lui réussit toujours. L'immense
voûte formée par le sommet des arbres
s'étend jusqu'à l'horizon, fauve et rutilante,
légèrement brûlée dans les parties que la
lumière n'atteint pas, semblant offrir des dé-
fis à la palette, surtout lorsqu'un oblique
rayon de soleil fait étinceler comme une
écume d'or la cime des vagues do feuil-
lage.
202 L.V N.VrUllK CIIKZ ELLE
De loin en loin s'élèvent des fumées
bleuâtres, pareilles à celles des holocaustes
antiques, produites par les feux d'herbes
sèches que font brûler les paysans. Dans le
silence un aboi se fait entendre ; un coup de
feu retentit : c'est quelque braconnier à la
poursuite d'un chevreuil.
Si Ton pénètre dans la forêt, le spectacle
n'est pas moins splendide. Les feuilles tom-
bées étalent sous vos pieds leur tapis de
velours roux, épais et moelleux, où pointent
les champignons comestibles ou vénéneux,
comme des kobolds coiffés de leurs petits
chapeaux. Ces branches au feuillage jaune
déchiqueté laissent voir le bleu du ciel, et
rappellent une étoffe de damas broché d'or
et d'azur.
Vous marchez, un bruit vous fait tressail-
lir : c'est un gland qui tombe du haut d'un
chêne, espoir de la forêt future, et s'enfonce
dans cette molle litière pour aller chercher
la terre nourrie, d'où il ressortira, au bout
de quelques années, frêle arbuste, et plus
HORIZONS l'ItOCHAlNS ^Oo
tard chêne géant à son tour, et capable de
fournir sa membrure au vaisseau, sa poutre
à rédifice, et sa douve au vin qui réjouit le
cœur de l'homme, solide, robuste, incorrup-
tible. La faîne abandonne aussi la branche
du hêtre; les bouleaux laissent échapper leur
graine mûre, le sapin secoue ses pommes
écaillées, et dans cette saison qui semble
annoncer la mort tout prépare la vie.
En bonne ménagère, la Nature fait ses
provisions pour la saison stérile. Elleemma.
gasine ses fruits, les range dans ses greniers
sur des planches, chacun suivant son espèce.
Elle suspend les uns à des fils, donne aux
autres une couche de paille, recouvre ceux-
ci d'une natte, laisse ceux-là à l'air libre.
Personne ne s'entend comme elle à conser-
ver les pommes, les poires, les abricots, les
raisins d'une saison à l'autre, sans avoir
besoin d'en faire des confitures ou du rai-
siné. Comme elle est active, comme elle tra-
vaille en ce moment même où l'on croit
qu'elle se repose à jouir tranquillement de
204 LA NATURE CHEZ ELLE
l'aisance acquise ! Mais ce sont les jeunes
évaporées, les mariées qui n'entendent rien
encore au ménage qui se conduisent ainsi.
La Nature, quoique toujours jeune, n'est pas
née d'hier. Elle a de l'expérience, et sait
qu'il ne faut pas manger son capital. Elle
prévoit que la saison prochaine amènera des
besoins nouveaux, et elle s'arrange en con-
séquence.
Comme une mère prudente qui ne garde
pas, en temps de disette, tous ses enfants
auprès d'elle et en envoie un certain nombre
chez des parents éloignés qui habitent des
pays plus fertiles, la Nature conseille à ceux
qui ont des ailes d'aller hiverner dans des
climals moins rigoureux, ou dont la froide
saison ne coïncide pas avec la nôtre. Les
grues, les cigognes, les canards, les oies
sauvages, les cailles, les bécasses, quoi-
qu'elles ne soient guère spirituelles, ont
compris à demi-mot ce que leur disait, celte
prévoyante maîtresse de maison. Elles se
rassemblent et se préparent à l'émigration.
HORIZONS PROCHAINS 205
Des bandes immenses de palombes, capa-
bles de couvrir le ciel comme des nuages,
se précipitent vers les gorges des Pyrénées,
où les attendent les oiseaux de proie, les
filets et les chasseurs, qui ne parviennent
pas, malgré un long massacre, à arrêter
leur essor et à diminuer leur nombre. Le
pauvre petit rossignol, audacieux et insou-
ciant comme un artiste, parvient à franchir
TAlpe neigeuse, et s'en va chanter dans les
jardins de Vérone, sous le balcon de Ju-
liette. 11 gagnera sa vie dans ce pays de
virtuoses. Mais quoi! les hirondelles, qui
connaissent le temps comme des augures et
lisent dans le ciel à livre ouvert, continuent
à pousser leurs cris joyeux autour des che-
minées, à raser le sol d'un éclair rapide en
happant les moucherons encore nombreux !
On dirait qu'elles ont oublié leurs habitudes
voyageuses. Cependant, un certain jour, qui
ne diffère en rien des autres aux yeux
myopes de rhomme,une inquiétude soudaine,
que rien ne semble motiver, s'empare de la
18
306 LA NATURE CHEZ ELLE
tribu. C'est un caquetage perpétuel entre
les petites sœurs à robe noire et à guimpe
blanche, et voilà ce qu'elles se disent,
comme l'a raconté dans ses vers un poète
de nos amis, qui entend le langage des
oiseaux comme Démocrite, Dupont de Ne-
mours, ou TErylangus du beau Pécopin.
Déjà plus d'une feuille sèche
Parsème les gazons jaunis ;
Soir et matin, la bise est fraîche,
Hélas ! les beaux jours sont finis !
On voit s'ouvrir les fleurs que garde
Le jardin, pour dernier trésor.
Le dahlia met sa cocarde
Et le souci sa toque d'or.
La pluie au bassin fait des bulles ;
Les hirondelles sur le toil
Tiennent des conciliabules ;
Voici l'hiver; voici le froid !
iroilizoNs piiocHAixs 207
Elles s'assemblent par centaines
Se concertant pour le départ.
L'une dit : u Oh ! que dans Athènes
Il fait bon sur le vieux rempart !
« Tous les ans j'y vais, et je niche
Aux métopes du Parthénon.
Mon nid bouche dans la corniche
Le trou d'un boulet de canon. »
L'autre : « J'ai ma petite chambre
A Smyrne, au plafond d'un café.
Les Hadjis comptent leurs grains d'ambre
Sur le ?euil d'un rayon chauffé.
« J'entre et je sors, accoutumée
Aux blondes vapeurs des chiboucks,
Et, parmi des flots de fumée
Je rase turbans et tarbouchs. »
Celle-ci : « J'habite un triglyphe
Au fronton d'un temple, à Balbeck.
Je m'y suspends avec ma griffe
Sur mes petits au large bec. »
208 LA naturp: chez elle
Celle-là : « Voici mon adresse :
Rhode, palais des Chevaliers ;
Chaque hiver ma tente s'y dresse
Au chapiteau des noirs piliers. »
La cinquième : « Je ferai halte,
Car l'Age m'alourdit un peu,
Aux blanches terrasses de Malte,
Entre l'eau bleue et le ciel bleu. »
La sixième : « Qu'on est à l'aise
Au Caire, en haut des minarets !
J'empâte un ornement de glaise,
Et mes quartiers d'hiver sont prêts. »
« A la seconde cataracte.
Fait la dernière, j'ai mon n id ;
J'en ai noté la place exacte
Dans le pschent d'un roi de granit . »
Toutes : « Demain, combien de lieues
Auront lilé sous notre essai m ;
Plaines brunes, pics blancs, mers bleu es
Brodant d'écume leur bassin ? »
HOiUZOXS PiiOClIAIXS 209
Avec cris et battements d'ailes,
Sur la moulure aux bords étroits.
Ainsi jasent les hirondelles
Voyant venir la rouille au bois.
Je comprends tout ce qu'elles disent,
Car le poète est un oiseau ;
Mais, captif, ses élans se brisent
Contre un invisible réseau !
Des ailes ! des ailes ! des ailes!
Comme dans le chant de Ruckert,
Pour voler là-bas avec elles
Au soleil d'or, au printemps vert !
La veille, on les voyait tourbillonner par
milliers avec une agitation extraordinaire ;
le lendemain, on n'en voit plus une. Elles
sont déjà bien loin, les rapides voyageuses
qui défient tous les moyens de vélocité de
l'homme, locomotives et bateaux à vapeur,
et que l'électincité seule peut devancer. Il
était temps ; la mauvaise saison se déclare
18.
210 LA NATURE GUE/ El.EE
tout à coup. Les vents se déchaînent, les nua-
ges crèvent, et la tempête secoue les arbres
comme pour en faire tomber les feuilles
couleur de safran et roug-ies par le givre
du malin. Les insectes, sentant qu'ils vont
mourir, s'occupent activement de la géné-
ration future de leurs enfants, qu'ils ne doi-
vent jamais voir, et qui, ne connaissant pas
leurs parents, pourront se croire les fils
directs de la terre. Admirable sollicitude,
maternité désintéressée qui n'aura pas sa
récompense! Ils enfouissent leurs œufs dans
le milieu le plus favorable, av^ec une éton-
nante sûreté, dans le bois, dans la terre,
dans l'eau, dans le cadavre d'un animal,
dans les poils d'une chenille, dans la graine
d'une plante; et la petite larve, enfant pos-
thume, trouvera autour d'elle tout ce qui
est nécessaire à ses développements : ses
sommeils limbiques seront protégés jusqu'au
jour où, ses métamorphoses accomplies, elle
s'élancera dans la vie définitive et complète.
L'éternel mouvement circulaire des généra-
HORIZONS PROOHAIXS 211
lions ne s'arrêtera pas. De l'hécatombe sans
fin des individus, l'espèce renaît toujours
vivace; la mort n'est que le fumier fécond
de la vie.
Les corbeaux, les corneilles, les pies criail-
lent aigrement entre les branches des vieux
arbres dégarnis, dont la robuste armature,
masquée naguère par le feuillage, se laisse
voir à nu comme l'indication anatomiqua
d'un dessin de maître. L'œuvre de l'année
est finie, en apparence du moins; car déjà
sous le sol tout travaille et fermente sour-
dement. Les germes des choses sentent l'in-
quiétude de la vie prochaine.
C'est l'époque où la Nature peut se reti-
rer chez elle, et, comme une paysanne à la
veillée, écouter en filant les légendes d'au-
trefois, à moins qu'elle ne raconte elle-même
une de ces merveilleuses histoires qu'elle
sait si bien. Mais la Nature est peu par-
leuse. Elle se fait plutôt comprendre par des
images que par des phrases, et le livre
auquel depuis si longtemps elle travaille est
212 LA NATURE CHEZ ELLE
comme un journal d'illustrations sans texte.
Pendant ces longues soirées, les pieds allon-
gés vers les braises du foyer, la tête appuyée
sur la vieille tapisserie de son fauteuil, elle
médite silencieusement, et bientôt le som-
meil ferme ses paupières attendries ; mais
en regardant son visage, dont la beauté
transparaît sous les rides, on devine au sou-
rire qui voltige sur ses lèvres qu'elle rêve
de printemps et d'amour.
MENAGERIE
INTIME
MÉNAGERIE INTIME
TEMPS ANCIENS
On a souvent fait notre caricature : ha-
billé à la turque, accroupi sur des coussins,
entouré de chats dont la familiarité ne
craint pas de nous monter sur les épaules
et même sur la tête. La caricature n'est que
l'exagération de la vérité ; et nous devons
avouer que nous avons eu de tout temps
pour les chats en particulier, et pour les
animaux en général, une tendresse de brah-
mane ou de vieille fille. Le grand Byron
traînait toujours après lui une ménagerie,
même en voyage, et il fit élever un tombeau
avec un épitaphe en vers de sa composition.
216 MKXAiiERTE INTIME
dans le parc de l'abbaye de Newstead, à
son fidèle terre-neuve Boastwain. On ne
saurait nous accuser d'imitation pour ce
goût, car il se manifesta chez nous à un
âge où nous ne connaissions pas encore
notre alphabet.
Comme un homme d'esprit prépare en ce
moment une Histoire des animaux de lettres,
nous écrivons ces notes dans lesquelles il
pourra puiser, en ce qui concerne nos bêtes,
des documents certains.
Notre plus ancien souvenir de ce genre
remonte à notre arrivée de Tarbes à Paris.
Nous avions alors trois ans, ce qui rend
difficile à croire l'assertion de MM. Mire-
court et Vapereau, prétendant que nous
avons fait « d'assez mauvaises études »
dans notre ville natale. Une nostalgie dont
on ne croirait pas un enfant capable s'em-
para de nous. Nous ne parlions que patois,
et ceux qui s'exprimaient en français
« n'étaient pas des nôtres. » Au milieu de
la nuit, nous nous éveillions en demandant si
TEMPS ANCIENS 217
l'on n'allait pas bientôt partir et retourner
au pays.
Aucune friandise ne nous tentait, aucun
joujou ne nous amusait. Les tambours et les
trompettes ne pouvaient rien sur notre mé-
lancolie. Au nombre des objets et des êtres
regrettés figurait un chien nommé Cagnotte,
qu'on n'avait pu amener. Cette absence nous
rendait si triste qu'un matin, après avoir
jeté par la fenêtre nos soldats de plomb,
notre village allemand aux maisons peintur-
lurées, et notre violon du rouge le plus vif,
nous allions suivre le même chemin pour
retrouver plus vite Tarbes, les Gascons et
Cagnotte. On nous rattrapa à temps par la
jaquette, et Joséphine, notre bonne, eut
ridée de nous dire que Cagnotte, s'ennuyant
de ne pas nous voir, arriverait le jour même
par la diligence. Les enfants acceptent l'in-
vraisemblable avec une foi naïve. Rien ne
leur paraît impossible ; mais il ne faut pas
les tromper, car rien ne dérange l'opiniâ-
treté de leur idée fixe. De quart d'heure en
lu
218 MÉNAGE IIIE INTIME
quart d'heure, nous demandions si Cagnotte
n'était pas venu enfin. Pour nous calmer,
Joséphine acheta sur le Pont-Neuf un petit
chien qui ressemblait un peu au chien de
Tarbes. Nous hésitions à le reconnaître,
mais on nous dit que le voyage changeait
beaucoup les chiens. Cette explication nous
satisfit, et le chien du Pont-Neuf fut admis
comme un Cagnotte authentique. Il était
fort doux, fort aimable, fort gentil. II nous
léchait les joues, et même sa langue ne dé-
daignait pas de s'allonger jusqu'aux tartines
de beurre qu'on nous taillait pour notre
goûter. Nous vivions dans la meilleure intel-
ligence. Cependant, peu à peu, le faux Ca-
gnotte devint triste, gêné, empêtré dans ses
mouvements. Il ne se couchait plus en rond
qu'avec peine, perdait toute sa joyeuse agi-
lité, avait la respiration courte, ne man-
geait plus. Un jour, en le caressant, nous
sentîmes une couture sur son ventre
fortement tendu et ballonné. Nous appelâ-
mes notre bonne. Elle vint, prit des ciseaux^
TEMPS AXCrEXS 21f)
coupa le fil ; et CagiioLte, dépouillé d'une
espèce de paletot en peau d'agneau frisée,
dont les marchands du Pont-Neuf l'avaient
revêtu pour lui donner l'apparence d'un
caniche, se révéla dans toute sa misère et sa
laideur de chien des rues, sans race ni va-
leur. Il avait grossi, et ce vêtement étriqué
l'étouffait ; débarrassé de celte carapace, il
secoua les oreilles, étira ses membres et se
mit à gambader joyeusement par la cham-
bre, s'inquiétant peu d'être laid, pourvu
qu'il fût à son aise. L'appétit lui revint et il
compensa par des qualités morales son ab-
sence de beauté. Dans la société de Cagnotte
qui était un vrai enfant de Paris, nous per-
dîmes peu à peu le souvenir de Tarbes et
des hautes montagnes qu'on apercevait de
notre fenêtre ; nous apprîmes le français
et nous devînmes, nous aussi, un vrai Pari-
sien.
Qu'on ne croie pas que ce soit là une his-
toriette inventée à plaisir pour amuser le
lecteur. Le fait est rigoureusement exact et
220 MÉNAGERIE INTIME
montre que les marchands de chiens de ce
temps-là étaient aussi rusés que des maqui-
gnons, pour parer leurs sujets et tromper
le bourgeois.
Après la mort de Cagnotte, notre goût se
porta vers les chats, comme plus sédentai-
res et plus amis du foyer. Nous n'entrepren-
drons pas leur histoire détaillée. Des dynas-
ties de félins, aussi nombreuses que les dynas-
ties des rois égyptiens, se succédèrent dans
notre logis ; des accidents, des fuites, des
morts, les emportèrent les uns après les au-
tres. Tous furent aimés et regrettés. Mais
la vie est faite d'oubli, et la mémoire des
chats s'efface comme celle des hommes.
Cela est triste, que l'existence de ces
humbles amis, de ces frères inférieurs, ne
soit pas proportionnée à celle de leurs maî-
tres.
Après avoir mentionné une vieille chatte
grise qui prenait parti pour nous contre nos
parents et mordait les jambes de notre mère
lorsqu'elle nous grondait ou faisait mine de
TEMPS ANCIENS 221
nous corriger, nous arriverons à Childe-
brand, un cliat de l'époque romantique. On
devine, à ce nom, l'envie secrète de contre-
carrer Boileau, que nous n'aimions pas alors
et avec qui nous avons depuis fait la paix.
Nicolas ne dit-il point :
0 le plaisant projet d'un poète ignorant
Qui de tant de héros va choisir Childebrand !
Il nous semblait qu'il ne fallait pas être
si ignorant que cela pour aller choisir un
héros que personne ne connaissait. Childe-
brand nous paraissait d'ailleurs, un nom
très chevelu, très mérovingien, on ne peut
plus moyen âge et gothique, et fort préféra-
ble à un nom grec, Agamemnon, Achille,
Idoménée, Ulysse, ou tout autre. Telles
étaient les mœurs du temps, parmi la jeu-
nesse du moins, car jamais, pour nous ser-
vir de l'expression employée dans la notice
des fresques extérieures de Kaulbach à la
pinacothèque de Munich, jamais l'hydre du
pen^quinisnie ne dressa tètes plus hérissées;
19.
'222 :\[KXA<iEinE txtimk
et les classiques, sans doute, appelaient leurs
chats Hector, Ajax, ou Patrocle. Childebrand
était un magnifique chat de gouttière a poil
ras, fauve et rayé de noir, comme le panta-
lon de Saltabadil dans Le Roi s'amuse. Il
avait, avec ses grands yeux verts coupés en
amande et ses bandes régulières de velours,
un faux air de Ligre qui nous plaisait ; —
les chats sont les tigres des pauvres diables,
— avons-nous écrit quelque part. Childe-
brand eut cet honneur de tenir une place
dans nos vers, toujours pour taquiner Boi-
leau :
Puis je te décrirai ce tableau de Rembrandt
Qui me lit tant plaisir ; et mon chat Childebrand,
Sur mes genoux posé selon son habitude,
Levant sur moi la tète avec inquiétude,
Suivra les mouvements de mon doigt qui dans Tair
Esquisse mon récit pour le rendre plus clair.
Childebrand vient là fournir une bonne
rime à Rembrandt, car cette pièce est une
espèce de profession de foi romantique à un
ami, mort depuis, et alors aussi enthou-
TEMPS ANCIENS 223
siaste que nous de Victor Hugo, de Sainte-
Beuve et d'Alfred de Musset.
Comme don Ruy Gomez de Silva faisant
à don Carlos impatienté la nomenclature de
ses aïeux à partir de don Silvius «c qui fut
trois fois consul de Rome », nous serons
forcé de dire, à propos de nos chats : « J'en
passe et des meilleurs », et nous arriverons
à Madame-Théophile, une chatte rousse à
poitrail blanc, à nez rose et à prunelles
bleues, ainsi nommée parce qu'elle vivait
avec nous dans une intimité tout à fait con-
jugale, dormant sur le pied de notre lit,
rêvant sur le bras de notre fauteuil, pen-
dant que nous écrivions, descendant au jar-
din pour nous suivre dans nos promenades,
assistant à nos repas et interceptant parfois
le morceau que nous portions de notre
assiette à notre bouche.
Un jour, un de nos amis, partant pour
quelques jours, nous confia son perroquet
pour ea avoir soin tant que durerait son
absence. L'oiseau se sentant dépaysé était
'224 MÉNAGERIE INTIME
monté, à l'aide de son bec, jusqu'au haut de
son perchoir et roulait autour de lui, d'un air
Passablement effaré, ses yeux semblables à
des clous de fauteuil, en fronçant les membra-
nes blanches qui lui servaient de paupières.
Madame-Théophile n'avait jamais vu de per-
roquet; et cet animal, nouveau pour elle,
lui causait une surprise évidente. Aussi im-
mobile qu'un chat embaumé d'Egypte dans
son lacis de bandelettes, elle regardait l'oi-
seau avec un air de méditation profonde»
rassemblant toutes les notions d'histoire na-
turelle qu'elle avait pu recueillir sur les
toits, dans la cour et le jardin. L'ombre de
ses pensées passait par ses prunelles chan-
geantes et nous pûmes y lire ce résumé de
son examen : «. Décidément c'est un poulet
vert. »
Ce résultat acquis, la chatte sauta à bas
de la table où elle avait établi son observa-
toire et alla se raser dans un coin de la
chambre, le ventre à terre, les coudes sortis,
la tête basse, le ressort de l'échiné tendu,
TEMPS ANCIENS 220
comme la panthère noire du tableau de Gé-
rorae, guettant les gazelles qui vont se désal-
térer au lac.
Le perroquet suivait les mouvements de
la chatte avec une inquiétude fébrile; il
hérissait ses plumes, faisait bruire sa chaîne,
levait une de ses pattes en agitant les doigts,
et repassait son bec sur le bord de sa man-
geoire. Son instinct lui révélait un ennemi
méditant quelque mauvais coup.
Quant aux yeux de la chatte, fixés sur
l'oiseau avec une intensité fascinatrice, ils
disaient dans un langage que le perroquet
entendait fort bien et qui n'avait rien d'am-
bigu: « Quoique vert, ce poulet doit être
bon à manger, j)
Nous suivions cette scène avec intérêt,
prêt à intervenir quand besoin serait. Ma-
dame-Théophile s'était insensiblement rap-
prochée : son nez rose frémissait, elle
fermait à demi les yeux, sortait et rentrait
ses griffes contractiles. De petits frissons
lui couraient sur l'échiné, comme à un gour-
2"-26 MÉNAGERIE INTIM]",
met qui va se mettre à table devant une
poularde truffée ; elle se délectait à l'idée
du repas succulent et rare qu'elle allait
faire. Ce mets exotique chatouillait sa sen-
sualité.
Tout à coup son dos s'arrondit comme un
arc qu'on tend, et un bond d'une vigueur
élastique la fit tomber juste sur le perchoir.
Le perroquet voyant le péril, d'une voix de
basse, grave et profonde comme celle de
M. Joseph Prudhomme, cria soudain : « As-
tu déjeûné, Jacquot? »
Cette phrase causa une indicible épou-
vante à la chatte, qui fit un saut en arrière.
Une fanfare de trompette, une pile de vais-
selle se brisant à terre, un coup de pistolet
tiré à ses oreilles, n'eussent pas causé à l'a-
nimal félin une plus vertigineuse terreur.
Toutes ces idées ornithologiques étaient
renversées.
« Et de quoi? — De rùli du roi )>, — con-
tinua le perroquet.
La physionomie de la chatte exprima clai-
TEMPS ANCIENS '2^2 (
rement : « Ce n'est pas un oiseau, c'est un
monsieur, il parle! »
Quant j'ai bu du vin clairet,
Tout tourne, tout tourne au cabaret.
chanta l'oiseau avec des éclats de voix as-
sourdissants, car il avait compris que l'effroi
causé par sa parole était son meilleur moyen
de défense. La chatte nous jeta un coup
d'œil plein d'interrogation, et, notre réponse
ne la satisfaisant pas, elle alla se blottir
sous le lit, d'où il fut impossible de la faire
sortir de la journée. Les gens qui n'ont pas
l'habitude de vivre avec les bêtes, et qui ne
voient en elles, comme Descartes, que de
pures machines, ci^oiront sans doute que
nous prêtons des intentions au volatile et au
quadrupède. Nous n'avons fait que traduire
fidèlement leurs idées en langage humain.
Le lendemain, Madame-Théophile j un peu
rassurée, essaya une nouvelle tentative re-
poussée de même. Elle se le tint pour dit,
acceptant l'oiseau pour un homme.
228 MÉNAGERIE INTIME
Cette délicate et charmante bête adorait les
parfums. Le patchouli, le vétiver des cache-
mires, la jetaient en des extases. Elle avait
aussi le goût de la musique. Grimpée sur
une pile de partitions, elle écoutait fort at-
tentivement et avec des signes visibles de
plaisir les cantatrices qui venaient s'essayer
au piano du critique. Mais les notes aiguës
la rendaient nerveuse, et au la d'en haut
elle ne manquait jamais de fermer avec sa
patte la bouche de la chanteuse. C'est une
expérience qu'on s'amusait à faire, et qui ne
manquait jamais. Il était impossible de trom-
per sur la note cette chatte dilettante.
Il
DYNASTIE BLANCHE
Arrivons à des époques plus modernes.
D'un chat rapporté delà Havane par M"® Aïta
de la Penuela, jeune artiste espagnole dont
les études d'angoras blancs ont orné et or-
nent encore les devantures des marchands
d'estampes, nous vint un petit chat, mignon
au possible, qui ressemblait à ces houppes
de cygne qu'on trempe dans la poudre de
riz. A cause de sa blancheur immaculée il
reçut le nom de Pierrot qui, lorsqu'il fut
devenu grand, s'allongea en celui de Don-
Pierrot-de-Navarre, infiniment plus majes-
tueux, et qui sentait la grandesse. Don Pier-
rot, comme tous les animaux dont on .s'oc-
cupe et que l'on gâte, devint d'une amabilité
charmante. Il participait à la vie de la mai-
son avec ce bonheur que les chats trouvent
21
230 MKXAGEUIE INTIME
dans l'intimité du foyer. Assis à sa place
habituelle, tout près du feu, il avait vrai-
ment l'air de comprendre les conversations
et de s'y intéresser. Il suivait des yeux les
interlocuteurs, poussant de temps à autre
de petits cris, comme s'il eût voulu faire
des objections et donner, lui aussi, son avis
sur la littérature, sujet ordinaire des entre-
tiens. Il aimait beaucoup leslivres, et quand
il en trouvait un ouvert sur une table, il se
couchait dessus, regardait attentivement la
pag-c et tournait les feuillets avec ses griffes ;
puis il finissait par s'endormir, comme s'il
eût, en effet, lu un roman à la mode. Dès
que nous prenions la plume, il sautait sur
notre pupitre et regardait d'un air d'atten-
tion profonde le bec de fer semer de pattes
de mouches le champ de papier, faisant un
mouvement de tête à chaqueretour de ligne.
Quelquefois il essayait de prendre part à
not^e travail et tâchait de nous retirer la
plume de la main, sans doute pour écrire à
son tour, car c'était un chat esthétique
DYNASTIE r.LAXCHE '2ol
comme le chat Murr d'Hoffmann ; et nous
le soupçonnons fort d'avoir griffonné des
mémoires, la nuit, dans quelque gouttière,
à la lueur de ses prunelles phosphoriques.
Malheureusement ces élucubrations sont per-
dues.
Don-Pierrot-de-Navarre ne se couchait
pas que nous fussions rentré. Il nous atten-
dait au dedans de la porte et, dès notre pre-
mier pas dans l'antichambre, il se frottait à
nos jambes en faisant le gros dos, avec un
ronron amical et joyeux. Puis il se mettait à
marcher devant nous, nous précédant
comme un page, et, pour peu que nous l'en
eussions prié, il nous eût tenu le bougeoir.
Il nous conduisait ainsi à la chambre à cou-
cher, attendait que nous fussions déshabillé,
puis il sautait sur notre lit, nous prenait le
col entre ses pattes, nous poussait le nez
avec le sien, nous léchait de sa petite lan-
gue rose, âpre comme une lime, en pous-
sant de petits cris inarticulés, exprimant de
la façon la plus claire sa satisfaction de nous
233 ^rÉNACtERIE INTIME
revoir. Puis, quand ses tendresses étaient
calmées et l'heure du sommeil venue, il se
perchait sur le dossier de sa couchette et
dormait là en équilibre, comme un oiseau
sur la branche. Dès que nous étions éveillé,
il venait s'allonger près de nous jusqu'à
l'heure de notre lever.
Minuit était l'heure que nous ne devions
pas dépasser pour rentrer à la maison.
Pierrot avait là-dessus des idées de con-
cierge. Dans ce temps-là nous avions formé,
entre amis, une petite réunion du soir qui
s'appelait <i la Société des quatre chan-
delles », le luminaire du lieu étant com-
posé, en effet, de quatre chandelles fichées
dans des flambeaux d'argent et placées aux
quatre coins de la table. Quelquefois la
conversation s'animait tellement qu'il nous
arrivait d'oublier l'heure, au risque, comme
Cendrillon, de voir notre carrosse changé
en écorce de potiron et notre cocher en
maître rat. Pierrot nous attendit deux ou
trois fois jusqu'à deux heures du matin;
DYNASTIE BLANCHE 233
mais, à la longue, notre conduite lui déplut,
et il alla se coucher sans nous. Cette pro-
testation muette contre; notre innocent dé-
sordre nous toucha, et nous revinnies désor-
mais régulièrement à minuit. Mais Pierrot
nous tint longtemps rancune ; il voulut
voir si ce n'était pas un faux repentir ; mais
quand il fut convaincu de la sincérité de
notre conversion, il daigna nous rendre ses
bonnes grâces, et reprit son poste nocturne
dans l'antichambre.
Conquérir l'amitié d'un chat est chose
difficile. C'est une bête philosophique, ran-
gée, tranquille, tenant à ses habitudes,
amie de l'ordre et de la propreté, et qui ne
place pas ses affections à l'étourdie : il veut
bien être votre ami, si vous en êtes digne,
mais non pas votre esclave. Dans sa ten-
dresse il garde son libre arbitre, et il ne
fera pas pour vous ce qu'il juge déraison-
nable; mais une fois qu'il s'est donné à
vous, quelle confiance absolue, quelle fidé-
lité d'affection 1 11 se fait le compagnon de
2Ui
*334 >rKNA(TEPJE TXTIMK
VOS heures de solitude^ de mélancolie et
de travail. Il reste des soirées entières sur
votre genou, filant son rouet, heureux d'ê-
tre avec vous et délaissant la compagnie
des animaux de son espèce. En vain, des
miaulements retentissent sur le toit, l'appe-
lant à une de ces soirées de chats où le thé
est remplacé par du jus de hareng-saur,
il ne se laisse pas tenter et prolonge avec
vous sa veillée. Si vous le posez à terre,
il regrimpe bien vite à sa place avec une
sorte de roucoulement qui est comme un
doux reproche. Quelquefois, posé devant
vous, il vous regarde avec des yeux si fon-
dus, si moelleux, si caressants et si hu-
mains, qu'on en est presque effrayé; car il
est impossible de supposer que la pensée en
soit absente.
Don-Pierrol-de-Navarre eut une compa-
gne de même race, et non moins blanche
que lui. Tout ce que nous avons entassé de
comparaisons neigeuses dans la Symphonie
en blanc majeur ne suffirait pas à donner
DYNASTIE BLAXCHK '^oH
une idée de ce pelage immaculé, qui eût
fait paraître jaune la fourrure derhermino.
On la nomma Séraphita, en mémoire du
roman swedenborgien de Balzac. Jamais
l'héroïne de cette légende merveilleuse,
lorsqu'elle escaladait avec Minna les cimes
couvertes de neiges du Falberg, ne rayonna
d'une blancheur plus pure. Séraphita avait
un caractère rêveur et contemplatif. Elle
restait de longues heures immobile sur un
coussin, ne dormant pas, et suivant des
yeux, avec une intensité extrême d'atten-
tion, des spectacles invisibles pour les sim-
ples mortels. Les caresses lui étaient agréa-
bles ; mais elle les rendait d'une manière
très réservée, et seulement à des gens
qu'elle favorisait de son estime, difficile-
ment accordée. Le luxe lui plaisait, et
c'était toujours sur le fauteuil le plus
frais, sur le morceau d'étoffe le plus pro-
pre à faire ressortir son duvet de cy-
gne, qu'on était sûr de la trouver. Sa
toilette lui prenait un temps énorme ; sa
236 MÉNAGERIE INTIME
fourrure était lissée soigneusement tous les
matins. Elle se débarbouillait avec sa patte;
et chaque poil de sa toison brossé avec sa
langue rose, reluisait comme de l'argent
neuf. Quand on la touchait, elle effaçait
tout de suite les traces du contact, ne
pouvant souffrir d'être ébouriffée. Son élé-
gance, sa distinction éveillaient une idée
d'aristocratie ; et dans sa race, elle était au
moins duchesse. Elle raffolait des parfums,
plongeait son nez dans les bouquets, mor-
dillait, avec de petits spasmes de plaisir,
les mouchoirs imprégnés d'odeur ; se pro-
menait sur la toilette parmi les flacons
d'essence, flairant les bouchons ; et, si on
l'eût laissé faire, elle se fût volontiers mis
de la poudre de riz. Telle était Séraphita ;
et jamais chatte ne justifia mieux un nom
plus poétique.
A peu près vers cette époque, deux de
ces prétendus matelots qui vendent des
couvertures bariolées, des mouchoirs en
fibres d'ananas et autres denrées exotiques,
DYNASTIE BLANCHE 237
passèrent par notre rue de Longchanips. Ils
avaient dans une petite cage deux rats
blancs de Norwège avec des yeux roses les
plus jolis du monde. En ce temps-là, nous
avions le goût des animaux blancs; et jus-
qu'à notre poulailler était peuplé de poules
exclusivement blanches. Nous achetâmes
les deux rats ; et on leur construisit une
grande cage avec des escaliers intérieurs
menant aux différents étages, des man-
geoires, des chambres à coucher, des tra-
pèzes pour la gymnastique. Ils étaient là,
certes, plus à l'aise et plus heureux que le
rat de La Fontaine dans son fromage de
Hollande.
Ces gentilles bêtes dont on a, nous ne
savons pourquoi, une horreur puérile, s'ap-
privoisèrent bientôt de la façon la plus
étonnante, lorsqu'elles furent certaines qu'on
ne leur voulait point de mal. Elles se lais-
saient caresser comme des chats, et, vous
prenant le doigt entre leurs petites mains
roses d'une délicaitesse idéale, vous lécl^aient
238 :vrKNAGERTE T^■TI^[E
amicalement. On les lâchait ordinairement
à la fin des repas; elles vous montaient sur
les bras, sur les épaules, sur la tète, en-
traient et ressortaient par les manches des
robes de chambre et des vestons, avec une
adresse et une agilité singulières. Tous ces
exercices, exécutés très gracieusement,
avaient pour but d'obtenir la permission de
fourrager les restes du dessert ; on les posait
alors sur la table : en un clin d'oeil le rat
et la rate avaient déménagé les noix, les
noisettes, les raisins secs et les morceaux
de sucre. Rien n'était plus amusant à voir
que leur air empressé et furtif, et que leur
mine attrapée quand ils arrivaient au bord
de la nappe ; mais on leur tendait une plan-
chette aboutissant à leur cage, et ils emma-
ganisaient leurs richesses dans leur garde-
manger. Le couple se multiplia rapidement ;
et de nombreuses familles d'une égale blan-
cheur descendirent et montèrent les petites
échelles de la cage. Nous nous vîmes donc
à la tète d'une trentaine de rats tellement
DYNASTIE BLANCHE 239
privés que, lorsqu'il faisait froid, ils se
fourraient dans nos poches pour avoir
chaud et s'y tenaient tranquilles. Quel-
quefois nous faisions ouvrir les portes
de celte Ratopolis, et, montant au der-
nier étage de notre maison, nous faisions
entendre un petit sifflement bien connu de
nos élèves. Alors les rais, qui franchissent
difficilement des marches d'escalier, se his-
saient par un balustre, empoignaient la
rampe, et, se suivant à la file avec un équi-
libre acrobatique, gravissaient ce chemin
étroit que parfois les écoliers descendent à
califourchon, et venaient nous retrouver, en
poussant de petits cris et en manifestant
la joie la plus vive. Maintenant, il faut
avouer un béotisme de notre part : à force
d'enlendre dire que la queue des rats res-
semblait à un ver rouge et déparait la
gentillesse de l'animal, nous choisîmes une
de nos jeunes bestioles et nous lui coupâ-
mes avec une pelle rouge cet appendice tant
crîtiquéi Le petit rat supporta très bien
240 MÉNAGERIE INTIME
Topera tion, se développa heureusement et
devint un maître rat à moustaches ; mais,
quoique allégé du prolongement caudal, il
était bien moins agile que ses camarades ;
il ne se risquait à la gymnastique qu'avec
prudence et tombait souvent. Dans les ascen-
sions le long de la rampe, il était toujours
le dernier. Il avait l'air de tâter la corde
comme un danseur sans balancier. Nous
comprîmes alors de quelle utilité la queue
était aux rats; elle leur sert à se tenir en
équilibre lorsqu'ils courent le long des corni-
ches et des saillies étroites. Ils la portent à
droite ou à gauche pour se faire contre-poids
alors qu'ils penchent d'un côté ou d'un autre.
De là ce perpétuel frétillement qui semble
sans cause. Mais quand on observe attenti-
vement la nature, on voit qu'elle ne fait rien
de superflu, et qu'il faut mettre beaucoup
de réserve à la corriger.
Vous vous demandez sans doute comment
des chats et des rats, espèces si antipathi-
ques et dont Tune sert de proie à l'autre.
DYNASTIE BLANCHE "241
pouvaient vivre ensemble ? Ils s'accordaient
le mieux du monde. Les chats faisaient patte
de velours aux rats, qui avaient déposé
toute méfiance. .Jamais il n^y eut perfidie de
la part des félins, et les rongeurs n'eurent
pas à regretter un seul de leurs camarades.
Don-Pierrot-de-Navarre avait pour eux l'a-
mitié la plus tendre. Il se couchait près de
leur cage et les regardait jouer des heures
entières. Et quand, par hasard, la porte de
la chambre était fermée, il grattait et miau-
lait doucementpour se faire ouvrir et rejoin-
dre ses petits amis blancs, qui, souvent,
venaient dormir tout près de lui. Séraphita,
plus dédaigneuse et à qui l'odeur des rats,
trop fortement musquée, ne plaisait pas, ne
prenait point part à leurs jeux, mais elle ne
leur faisait jamais de mal et les laissait
tranquillement passer devant elle sans allon-
ger sa griffe.
La fin de ces rats fut singulière. Un jour
d'été lourd, orageux, où le thermomètre
était près d'atteindre les quarante degrés
21
242 MÈNAiiEKlE IXl'J.ME
du Sénégal, on avait placé leur cage dans
le jardin sous une tonnelle festonnée de
"vigne, car ils semblaient souffrir beaucoup
de la chaleur. La tempête éclala avec éclairs,
pluie, tonnerre et rafales. Les grands peu-
pliers du bord de la rivière se courbaient
comme des joncs; et, armé d'un parapluie
que le vent retournait, nous nous prépa-
rions à aller chercher nos rats, lorsqu'un
éclair éblouissant, qui semblait ouvrir les
profondeurs du ciel, nous arrêta sur la pre-
mière marche qui descend de la terrasse au
parterre.
Un coup de foudre épouvantable, plus
fort que la détonation de cent pièces d'ar-
tillerie, suivit l'éclair presque instantané-
ment, et la commotion fut si violente que
nous fûmes à demi renversé.
L'orage se calma un peu après cette ter-
rible explosion ; mais, ayant gagné la ton-
nelle, nous trouvâmes les trente-deux rats,
les pattes en l'air, foudroyés du même
coup.
DYNASTIE r.LAXCTIE 248
Les fils de fer de leur cage avaient sans
doute attiré et conduit le fluide électrique.
Ainsi moururent tous ensemble, comme
ils avaient vécu, les trente-deux rats de
Norwège, mort enviable, rarement accordée
par le destin !
III
DYNASTIE NOIRE
Don-Pierrot-de-Navarre, comtne origi-
naire de la Havane, avait besoin d'une teni-
péralurede serre chaude. Cette température,
il la trouvait au logis; mais autour de l'ha-
bitation s'étendaient de vastes jardins, sépa-
rés par des claires-voies capables de don-
ner passage à un chat, et plantés de grands
arbres où pépiaient, gazouillaient, chantaient
des essaims d'oiseaux; et parfois Pierrot,
profitant d'une porte entr'ouverte, sortait
le soir, en se mettant en chasse, courant à
travers le gazon et les fleurs iiuraides de
rosée. Il lui fallait attendre le jour pour
rentrer, car, bien qu'il vînt miauler sous les
fenêtres, son appel n'éveillait pas toujours
les dormeurs de la maison. Il avait la poi-
trine délicatej et prit, une nuit plus froide
DYNASTIE XOlllE 'J45
que les autres, un rhuaie qui dégénéra bien-
tôt en phtisie. Le pauvre Pierrot au bout
d'une année de toux, était devenu maigre,
efflanqué ; son poil, d'une blancheur autre-
fois si soyeuse, rappelait le blanc mat du
linceul. Ses grands yeux transparents avaient
pris une importance énorme dans son mas-
que diminué. Son nez rose avait pâli, et il
s'en allait, à pas lents, le long du mur où
donnait le soleil, d'un air mélancolique,
regardant les feuilles jaunes de l'automne
s'enlever en spirale dans un tourbillon. On
eût dit qu'il récitait dans l'élégie de Mille-
voye. Rien de plus touchant qu'un animal
malade : il subit la souffrance avec une ré-
signation si douce et si trisltj ! On fit tout ce
qu'on put pour sauver [Merrot ; il eut un mé-
decin très habile qui l'auscultait et lui làtait
le pouls. Il ordonna à Pierrot lelaitd'ânesse,
que la pauvre bête buvait assez volontiers
dans sa petite soucoupe de porcelaine. Il
restait des heures entières allongé sur notre
genou comme l'ombre d'un sphinx ; nous sen-*
21.
'2iC) MKXAGERTI': IXTF.\[K
lions son échine comme un chapelet sous nos
doigts; et il essayait de répondre à nos ca-
ressais par un faible ronron semblable à un
râle. Le jour de son agonie, il haletait cou-
ché sur le flanc; il se redi^essa par un su-
prême effort. Il vint à nous, et, ouvrant des
prunelles dilatées, il nous jeta un regard
qui demandait secours avec une supplica ■
lion intense ; ce regard semblait dire :
«Allons, sauve-moi, toi qui es un homme. »
Puis, il fit quelques pas en vacillant, les yeux
déjà vitrés, et il retomba en poussant un
hurlement si lamentable, si désespéré, si
plein d'angoisse, que nous en restâmes
pénétré d'une muette horreur. Il fut enterré
au fond du jardin, sous un rosier blanc qui
désigne encore la place de sa tombe.
Séraphita mourut, deux ou trois ans après,
d'une angine couenneuse que les secours de
l'arL furent impuissants à combattre. Elle
repose non loin de Pierrot.
Avec elle s'éteignit la dynastie blanche,
mais non pas la famille. De ce couple blanc
DYNASTIE NOTRE '247
comme neige étaient nés trois chats noirs
comme de l'encre. Explique qui voudra ce
mystère. Celait alors la grande vogue des
Misérables de Victor Hugo ; on ne parlait
que du nouveau chef-d'œuvre ; les noms des
héros du roman voltigeaient sur toutes les
bouches. Les deux petits chats mâles furent
appelés Enjolras et Gavroche, la chatte re-
çut le nom d'Eponine. Leur jeune âge fut
plein de gentillesse, et on les dressa com-
me des chiens à rapporter un papier chif-
fonné en boule qu'on leur lançait au loin.
On arriva à jeter la boule sur des corniches
d'armoire, à la cacher derrière des cais-
ses, au fond de longs vases, oii ils la repre-
naient très adroitement avec leur patte.
Quand ils eurent atteint l âge adulte, ils
dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent
dans le calme philosophique et rêveur qui
est le \rai tempérament des chats.
Pour les gens qui débarquent en Amé-
rique dans une colonie à esclaves, tous les
nègres sont des nègres et ne se distinguent
248 -MÉXAGEUIE INTIME
pas les uns des autres. De même, aux yeux
indifférents, trois ciiats noirs sont trois chats
noirs ; mais des regards observateurs ne s'y
trompent pas. Les physionomies des ani-
maux diffèrent autant entre elles que celles
des hommes, et nous savions très bien dis-
tinguer à qui appartenaient ces museaux,
noirs comme le masque d'Arlequin, éclairés
par des disques d'émeraude à reflets d'or.
Enjolras, de beaucoup le plus beau des
trois, se faisait remarquer par une large
tèle léonine à bajoues bien fournies de poils,
de fortes épaules, un râble long et une
queue superbe épanouie comme un plumeau.
Il avait quelque chose de théâtral et d'em-
phatique, et il semblait poser comme un
acteur qu'on admire. Ses mouvements étaient
lents, onduleux et pleins de majesté; on eût
dit qu'il marchait sur une console encombrée
de cornets de Chine et de verres de Venise,
tant il choisissait avec circonspection la
place de ses pas. Quant à son caractère, il
était peu stoïque ; et il montrait pour la
DYNASTIK NOIUH 249
nourriture un penchant qu'eût réprouvé son
patron. Enjolras, le sobre et pur jeune
homme, lui eût dit sans doute, comme l'ange
à Swedenborg : « Tu manges trop ! » On
favorisa cette gloutonnerie amusante comme
celle des singes gastronomes, et Enjolras
atteignit une taille et un poids rares chez
les félins domestiques. On eut Tidée de le
raser à la façon des caniches, pour complé-
ter sa physionomie de lion. On lui laissa la
crinière et une longue iloche de poils au
bout de la queue. Nous ne jurerions pas
qu'on ne lui eût même dessiné sur les cuis-
ses des favoris en côtelettes comme en por-
tait Munito. Accoutré ainsi, il ressemblait,
il faut l'avouer, bien moins à un lion de
l'Atlas ou du Cap qu'à une chimère japo-
naise. Jamais fantaisie plus extravagante ne
fut taillée dans le corps d'un animal vivant.
Son poil rasé de près laissait transparaître
la peau, prenait des tons bleuâtres, les
plus bizarres du monde, et contrastait
étrangement avec le noir de sa crinière,
250 MÉNAGEPvTE INTIME
Gavroche était un chat à expression futée
et narquoise, comm3 s'il eût tenu à rap-
peler son homonyme du roman. Plus petit
qu'Enjolras, il avait une agilité brusque et
comique, et remplaçait Iîs calembours et
l'argoL du gamin de Paris par des sauts de
carpe, des cabrioles et des postures bout-
fonnes. Nous devons avouer que, vu ses
goûts populaires. Gavroche saisissait au vol
l'occasion de quitter le salon et d'aller faire,
dans la cour et même dans la rue, avec des
chats errants,
De naissance quelconque et de san^ peu prouvé,
des parties d'un goût douteux où il oubliait
complètement sa dignité de chat de la Ha-
vane, fils de l'illustre Don-Pierrot-de-Na-
varre, grand d'Espagne de première classe,
et de la marquise Doua Séraphita, aux ma-
nières aristocratiques et dédaigneuses. Quel-
quefois il amenait à son assiette de pâtée,
pour leur faire fête, des camarades étiques,
anatomisés par la famine, n'ayant que le
DYNASTIE NOIRE *^51
poil sur les os, qu'il avait ramassés dans
ses vagabondages et ses écoles buisson-
nièreSj car il était bon prince. Les pauvres
hères, les oreilles couchées, la queue entre
les jambes, le regard de côté, craignant
d'être interrompus dans leur franche lippée
par le balai d'une chambrière, avalaient
les morceaux doubles, triples el quadruples ;
et. comme le fameux chien 5ie^e-yl(/?<(2s (sept
eaux) des posadas esp.ignoles, rendaient
l'assiette aussi propre que si elle avait été
lavée et écurée par une ménagère hollan-
daise ayant servi de modèle à Mieris ou à
Gérard Dow. En voyant les compagnons de
Gavroche, cette phrase, qui illustre un
dessin de Gavarni, nous revenait naturel-
lement en mémoire : <î Ils sont jolis les amis
dont vous êtes susceptible d'aller avec ! »
Mais cela ne prouvait que le bon cœur de
Gavroche, qui aurait pu tout manger à lui
seul.
La chatte qui portait le nom de l'intéres-
sante Eponine avait des formes plus sveltes
'^O'S MKNACiERTE INTIME
et plus délicates que ses frères. Son museau
un peu allongé, ses yeux légèrement obliques
à la chinoise et d'un vert pareil à celui des
yeux de Pallas-Alhênê à laquelle Homère
donne invariablement Tépithète YAauy.o')--.?,
son nez d'un noir velouté ayant le grain
d'une fine truffe de Périgord, ses mous-
taches d'une mobilité perpétuelle, lui com-
posaient un masque d'une expression toute
particulière. Son poil, d'un noir superbe,
frémissait toujours et se moirait d'ombres
changeantes. Jamais bète ne fut plus sen-
sible, plus nerveuse, plus électrique. Quand
on lui passait deux ou trois fois la main
sur le dos, dans l'obscurité, des étincelles
bleues jaillissaient de sa fourrure, en pétil-
lant. Eponine s'attacha particulièrement à
nous comme l'Eponine du roman à Marius;
mais, moins préoccupé de Cosette que ce
beau jeune homme, nous acceptâmes la
passion de cette chatte tendre et dévouée,
qui est encore la compagne assidue de nos
travaux et l'agrément de noire ermitage
DYNASTIE Is'OIRE 258
aux confins de Ja banlieue. Elle accourt au
coup de sonnette, accueille les visiteurs, les
conduit au salon, les fait asseoir, leur parle,
— oui, leur parle, — ■ avec des ramages,
des murmures, de petits cris qui ne ressem-
blent pas au langage que les chats emploient
entre eux, et simulent la parole articulée
des hommes. Que dit-elle? elle dit de la
manière la plus intelligible : « Ne vous
impatientez pas, regardez les tableaux ou
causez avec moi, si je vous amuse ; Mon-
sieur va descendre. » A notre entrée, elle
se retire discrètement sur un fauteuil ou
sur l'angle du piano et écoute la conversa-
tion, sans s'y mêler, comme un animal de
bon goût et qui sait son monde.
La gentille Eponine a donné tant de
preuves d'intelligence, de bon caractère et de
sociabilité, qu'elle a été élevée d'un com-
mun accord à la dignité de personne, car
une raison supérieure à l'instinct la gou-
verne évidemment. Cette dignité lui confère
le droit de manger à table comme une pcr-
254 >iKNA(ij:i;iE iNTniE
sonne el non dans un coin, à lerre, sur une
soucoupe, comme une bête. Eponine a donc
sa chaise à côté de nous au déjeuner et au
dîner ; mais, \u sa taille, on lui a concédé
de poser sur le bord de la table ses deux
pattes de devant. Elle a son couvert, sans
fourchette ni cuiller, mais avec son verre;
elle suit tout le dîner plat par plat, depuis
la soupe jusqu'au dessert, attendant son
tour d'être servie et se comportant avec une
décence et une sagesse qu'on souhaiterait
à beaucoup d'enfants. Au premier tintement
de cloche elle arrive; et quand on entre
dans la salle à manger on la trouve déjà à
son poste, debout sur sa chaise et les pattes
appuyées au rebord de la nappe, qui vous
présente son petit front à baiser, comme une
demoiselle bien élevée et d'une politesse
affectueuse envers les parents el les gens
âgés.
On trouve des pailles au diamant, des ta-
ches au soleil, des ombres légères à la per-
fection même. Eponine, il faut l'avouer ^ a un
goût passionné pour le poisson ; ce goût lui
est commun avec tous les chats. Contraire-
ment au proverbe latin :
Gatus amat pisces, sed non vult tingere plantas,
elle tremperait volontiers sa patte dans l'eau
pour en retirer une ablette, un carpillon ou
une truite. Le poisson lui cause une espèce
de délire, et, comme les enfants qu'enivre
l'espoir du dessert, quelquefois elle rechi-
gne à manger sa soupe, quand les notes
préalables qu'elle a prises à la cuisine lui
font savoir que la marée est arrivée, et que
Vatel n'a aucune raison de se passer son
épée à travers le corps. Alors on ne la sert
pas, et on lui dit d'un air froid : <i Made-
moiselle, une personne qui n'a pas faim pour
la soupe ne doit pas avoir faim pour le pois-
son, » et le plat lui passe impitoyablement
sous le nez. Bien convaincue que la chose
est sérieuse, la gourmande Eponine avale
son potage en toute hâte, lèche la dernière
25G MÉNAGERIE INTHIE
goutte de bouillon, nettoie la moindre miette
do pain ou de pâte d'Ilalie, puis elle se re-
tourne vers nous et nous regarde d'un air
fier, comme quelqu'un qui est désormais
sans reproche, ayant accompli consciencieu-
sement son devoir. On lui délivre sa part,
qu'elle expédie avec les signes d'une satis-
faction extrême ; puis, ayant tâté de tous les
p!ats, elle termine en buvant le tiers d'un
verre d'eau.
Quand nous avons quelques personnes à
dîner, Eponine, sans avoir vu les convives,
siit qu'il y aura du monde ce soir-là. Elle
regarde à sa place, et, s'il y a près de son
assiette couteau, cuiller et fourchette, elle
décampe aussitôt et va se poser sur un ta-
bouret de piano, qui est son refuge en ces
occasions. Ceux qui refusent le raisonne-
ment aux bêtes expliqueront, s'ils le peu-
vent, ce petit fait, si simple en apparence,
et qui renferme tout un monde d'inductions,
f^e la présence près de son couvert de ces
ustensiles que l'homme seul peut employer,
DYNASTIE NOIRE "•! /
la chatte observatrice et judicieuse déduit
quMl faut céder, ce jour-là, sa place à un
convive, et elle se hâte de le faire. Jamais
elle ne se trompe. Seulement, quand l'hôte lui
est familier, elle grimpe sur les genoux du
survenant, et tâche d'attraper quelque bon
lopin, par sa grâce et ses caresses.
Mais en voilà assez ; il ne faut pas en-
nuyer ses lecteurs. Les histoires de chats
sont moins sympathiques que les histoires
de chiens, mais cependant nous croyons
devoir raconter la fin d'Enjolras et de Ga-
vroche. Il y a dans le rudiment une règle
ainsi conçue : <r Sua eiim perdidit amhitio » ;
— on peut dire d'Enjolras : « sua eum pei^-
didil pingueiudo », son embonpoint fut la
cause de sa perte. 11 fut tué par d'imbéciles
amateurs de civet. Mais ses meurtriers pé-
rirent dans l'année de la façon la plus mal-
heureuse. La mort d'un chat noir, bête
éminemment cabalistique, est toujours ven-
gée.
Gavroche, pris d'un frénétique amour de
2Ï.
258 MKNAGEl'JF, JNTIMK
liberté ou plutôt d'un vertige soudain, sauta
un jour par la fenêtre, traversa la rue,
franchit la palissade du parc Saint- James
qui fait face à notre maison, et disparut.
Quelques recherches qu'on ait faites, on n'a
jamais pu en avoir de nouvelles ; une om-
bre mystérieuse plane sur sa destinée. Il
ne reste donc de la dynastie noire qu'Epo-
nine, toujours fidèle à son maître et deve-
nue tout à fait une chatte de lettres.
Elle a pour compagnon un magnifique
chat angora, d'une robe argentée et grise
qui rappelle la porcelaine chinoise truitée,
nommé Zizi, dit « Trop beau pour rien
faire, b Cette belle bête vit dans une sorte
de kief contemplatif, comme un thériaki
pendant sa période d'ivresse. On songe, en
le voyant, aux Extases de M. Hochenez. Zizi
est passionné pour la musique ; non content
d'en écouter, il en fait lui-même. Quelque-
fois, pendant la nuit, lorsque tout dort,
une mélodie étrange, fantastique, qu'envie-
raient les Kreisler et les musiciens de l'ave-
DYNASTII-: NOniK "i^O
nir, éclate dans le silence : c'est Zizi qui
se promène sur le clavier du piano resté
ouvert, étonné et ravi d'entendre les tou-
ches chanter sous ses pas.
Il serait injuste de ne pas rattacher à
cette branche Cléopâtre, fille d'Eponine,
charmante bête que son caractère timide
empêche de se produire dans le monde. Elle
est d'un noir fauve comme Mummia, la
velue compagne d'Atta-Croll, et ses yeux
verts ressemblent à deux énormes pierres
d'aigue-marine ; elle se tient habituellement
sur trois pattes, la quatrième repliée en
l'air, comme un lion classique qui aurait
perdu sa boule de marbre.
Telle est la chronique de la dynastie
noire. Enjolras, Gavroche, Eponine, nous
rappellent les créations d'un maître aimé.
Seulement, lorsque nous relisons les Misé-
rables, il nous semble que les principaux
rôles du roman sont remplis par des chats
noirs, ce qui pour nous n'en diminue nulle-
ment l'intérêt.
IV
CÔTÉ DES CHIENS
On nous a souvent accusé de ne pas
aimer les chiens. C'est là une imputation
qui, au premier abord, n'a pas l'air bien
arave, mais dont nous tenons cependant à
nous justifier, car elle implique une certaine
défaveur. Ceux qui préfèrent les chats pas-
sent aux yeux de beaucoup de gens pour
faux, voluptueux et cruels, tandis que les
amis des chiens sont présumés avoir un
caractère franc, loyal, ouvert, doué enfin de
toutes les qualités qu'on attribue à la gent
canine. Nous ne contestons nullement le
raënte de Médor, de Turc, de Mirant et
autres aimables bêtes, et nous sommes prêt
à reconnaître la vérité de l'axiome formulé
par Charlet : « Ce qu'il y a de mieux dans
l'homme, c'est le chien. » Nous en avons
CÙl'K DES CIIIEXS *-H)l
possédé plusieurs, nous en avons encore;, et
si les dépréciateurs venaient à la maison,
ils seraient accueillis par les aboiements
grêles et furieux d'un bichon de la Havane
et d'un lévrier qui leur mordraient peut-
être les jambes. Mais notre affection pour
les chiens est mélangée d'un sentiment de
peur. Ces excellentes bêtes si bonnes, si fidè-
les, si dévouées, si aimantes, peuvent à un
moment donné avoir la rage, et elles devien-
nent alors plus dangereuses que la vipère
trigonocéphale, l'aspic, le serpent à sonnet-
tes et le cobra-capello ; et cela nous modère
un peu dans nos épanchements. Nous trou-
vons aussi les chiens un peu inquiétants;
ils ont des regards si profonds, si intenses;
ils se posent devant vous avec un air si
interrogateur, qu'ils vous embarrassent.
Goethe n'aimait pas ce regard qui semble
vouloir s'assimiler l'âme de l'homme, et il
chassait l'animal en lui disant : « Tu as beau
faire, tu n'avaleras pas ma monade, d
Le Pharamond de notre dynastie canine
20'2 MK\\i;i:itrE intimk
se nommait Luther ; c'était un grand épa-
gneul blanc, moucheté de roux, bien coiffé
d'oreilles brunes, chien d'arrêt perdu, qui,
après avoir longtemps cherché ses maîtres,
s'était acclimaté chez nos parents demeu-
rant alors à Passy. Faute de perdrix, il s'é-
tait adonné à la chasse aux rais, oii il réus-
sissait comme un terrier d'Ecosse. Nous
habitions alors une chambrette dans cette
impasse du Doyenné, disparue aujourd'hui,
où Gérard de Nerval, Arsène Houssaye et
Camille Rogier formaient le centre d'une
petite bohème pittoresque et littéraire dont
la vie excentrique a été trop bien contée
ailleurs pour qu'il soit besoin d'y revenir.
On était là, en plein Carrousel, aussi libres,
aussi solitaires que dans une île déserte de
rOcéanie, à l'ombre du Louvre, parmi les
blocs de pierre et les orties, près d'une
vieille église en ruine, dont la voûte effon-
drée prenait au clair de lune un aspect
romantique. Luther, avec qui nous avions
les relations les plus amicales, nous voyant
cùjÈ ]iKs (iiiExs :2(i8
définitivement sorti du nid paternel, s'était
tracé le devoir de venir nous visiter chaque
malin. 11 parlait de Passy, quelque temps
qu'il fît; il suivait le quai de Billy, le
Cours-la-Reine, et arrivait vers les huit
heures, au moment de notre réveil. Il
grattait à la porte, on lui ouvrait, il se pré-
cipitait vers nous avec un jappement joyeux,
posait les pattes sur nos genoux, recevait
les caresses que sa belle conduite méritait,
d'un air modeste et simple, faisait le tour
de la chambre comme s'il passait son ins-
pection, puis il repartait. De retour à Passy,
il se présentait devant notre mère, frétillait
de la queucj poussait quelques petits abois,
et disait aussi clairement que s'il eût parlé i
« J'ai vu le jeune maîtrCj soit tranquille,
il va bien. :» Ayant ainsi rendu compte à
qui de droit de la mission qu'il s'était im-
posée, il lapait la moitié d'un bol d'eau,
mangeait sa pâtée et s'allongeait sur le tapis
près du fauteuil de maman, pour laquelle
il avait une affection particulière^ et par
:2t)4 .MÉNAGERIE INTIME
une heure ou deux de sommeil se reposait
de la longue course qu'il venait de faire.
Ceux qui disent que les bètes ne pensent
pas et sont incapables d'enchaîner deux
idées, comment expliqueront-ils cette visite
matinale qui maintenait les relations de la
famille et donnait au nid des nouvelles de
Foiseau récemment échappé?
Le pauvre Luther finit malheureusement;
il devint taciturne, morose, et un beau ma-
tin il se sauva de la maison : se sentant
atteint de la rage et ne voulant pas mordre
ses maîtres, il prit la fuite ; et tout nous
porte à croire qu'il fut abattu comme hydro-
phobe, car on ne le revit jamais.
Après un interrègne assez considérable,
un nouveau chien fut installé à la maison :
il s'appelait Zamore ; c'était une espèce
d'épagneul, de race fort mêlée, de petite
taille, noir de pelage, excepté quelques ta-
ches couleur feu au-dessus des sourcils, et
quelques tons fauves sous le ventre. En
somme : physique insignifiant, et plutôt
CÔTÉ DES CIIlEXb 2{JÔ
laid que beau. Mais au moral, c'était un
chien singulier. II avait jdouf les femmes le
dédain le plus absolu, ne leur obéissait pas,
refusait de les suivre, et jamais ni notre
mère ni nos sœurs ne parvinrent à en obte-
nir le moindre signe d'amitié ou de défé-
rence; il acceptait d'un air digne les soins
et les bons morceaux, mais ne remerciait
pas. Pour elles, aucun jappement, aucun tam-
bourinage de queue sur le parquet, aucune
de ces caresses dont les chiens sont prodi-
gues. Impassible, il restait accroupi dans
une pose de sphinx, comme un personnage
grave qui ne veut pas se mêler à des con-
versations d'êtres frivoles. Le maître qu'il
s'était choisi était notre père, chez qui il
reconnaissait l'autorité de chef de famille,
d'homme mûr et sérieux. Mais c'était une
tendresse austère et stoïque, qui ne se tra-
duisait pas par des folâtreries, des badina-
ges et des coups de langue. Seulement il
avait toujours les yeux fixés sur son maî-
tre, tournait la tète à tous ses mouvements.
•2(36 MÉNAdEUlE INTIME
et le suivait partout le nez au talon, sans
se permettre la moindre escapade, le moin-
dre salut aux camarades qui passaient. No-
tre cher et regretté père était un grand pê-
cheur devant le Seigneur, et il prit plus de
barbillons que Nemrod n'attrapa d'antilo-
pes. Avec lui on ne pouvait dire, certes, que
la ligne était un instrument commençant
par un asticot et finissant par un imbécile,
car il avait beaucoup d'esprit, ce qui ne
l'empêchait pas de remplir chaque jour son
panier de poisson. Zamore l'accompagnait à
la pêche, et, pendant les longues séances
nocturnes qu'exige la capture des pièces
d'importance qui ne mordent qu'à la ligne
de fond, il se tenait au bord extrême de
l'eau, dont il semblait vouloir sonder la
noire profondeur pour y suivre la proie.
Quoique souvent il dressât l'oreille à ces
mille bruits vagues et lointains qui, la nuit,
se dégagent du silence le plus profond, il
n'aboyait paSj ayant compris que le mutisme
est la qualité indispensable d'un chien de
CÔTÉ l)i;s CTIIEXS 267
pêcheur. Phœbé avait beau lever à Thorizon
son fronL d'albâtre réfléchi par le miroir
sombre de la rivière, Zamorene hurlait pas
à la lune ; et cependant ces ululations pro-
longées sont un grand plaisir pour les ani-
maux de son espèce. Seulement, quand le
grelot de la ligne tintait, il regardait son
maître et se permettait un court aboi, sa-
chant que la proie était prise, et il parais-
sait s'intéresser beaucoup aux manœuvres
nécessaires pour amener sur le bord un bar-
billon de trois ou quatre livres.
Qui se serait douté que sous cet extérieur
calme, détaché, philosophique, dédaigneux
de toute frivolité, couvait une passion im-
périeuse et bizarre, insoupçonnable, et for-
mant le plus complet écart avec le carac-
tère apparent, physique et moral, et cette
bête si sérieuse qu'elle en était presque
triste?
Eh quoi ! allez vous dire que cet honnête
Zamore avait des vices cachés : il était
voleur ? — Non. — Libertin ? — Non. — Il
268 MÉNAGERIE INTIME
aimait les cerises à l'eau-de-vie? — Non.
— 11 mordait? — Nullement. Zamore avait
la passion de la danse! C'était un artiste
éperdu de chorégraphie.
Sa vocation lui fut révélée de la façon
suivante : un jour parut sur la place de
Passy un âne grisâtre, à l'échiné pelée, aux
oreilles énervées, une de ces malheureuses
bourriques de saltimbanque, que Decamps
et Fouquet savaient si bien peindre ; deux
paniers en équilibre sur le chapelet écor-
ché de son échine, contenaient une troupe
de chiens savants déguisés en marquis, en
troubadours, en Turcs, en bergères des
Alpes ou en reines de Golconde, selon le sexe.
L'imprésario mit les chiens par terre, fit
claquer son fouet et tous les acteurs quittè-
rent subitement la ligne horizontale pour la
ligne perpendiculaire, se transformant de
quadrupèdes en bipèdes. Le fifre et le tam-
bourin se mirent à jouer, et le ballet com-
mença.
Zamore, qui flânait gravement par là,
CÔTÉ DES CHIENS 2f)9
s'arrêta émerveillé du spectacle. Ces chiens
habillés de couleurs voyantes, galonnés de
clinquants sur toutes les coutures, un cha-
peau à plumet ou un turban sur la tète,
se mouvant en cadence sur des rythmes
entraînants avec une vague apparence de
personnes humaines, lui semblaient des
êtres surnaturels ; ces pas si bien enchaînés,
ces glissements, ces pirouettes, le ravirent
mais ne le découragèrent pas. Comme Cor-
rège à la vue d'un tableau de Raphaël, il
s'écria en son langage canin : « Et moi aussi
je suis peintre, anch'io son pitlore ! » et, saisi
d'une noble émulation, quand la troupe passa
devant lui formant la queue-du-loup, il se
dressa en titubant un peu, sur ses pattes
de derrière, et voulut s'y joindre, au grand
divertissement de l'assemblée.
L'imprésario prit assez mal la chose, dé-
tacha un grand coup de fouet sur les reins
de Zamore, qui fut chassé du cercle, comme
on mettrait à la porte du théâtre un specta-
teur qui, pendant la représentation, s'avise-
23.
370 MKNACERTE TXTTME
rait de monter sur la scène et de se mêler
au ballet.
Celte humiliation publique ne découragea
pas la vocation deZamore; il rentra laqueue
basse et Tair rêveur, à la maison. Toute la
journée, il futplus concentré, plus taciturne,
plus morose. Mais la nuit, nos sœurs furent
réveillées par un polit bruit d'une nature
inexplicable qui venait d'une chambre voi-
sine de la leur, qu'on n'habitait pas, et où
couchait ordinairement Zamore sur un vieux
fauteuil. Cela ressemblait à un trépignement
rythmique que le silence de la nuit ren-
dait plus sonore. On crut d'abord à un bal
de souris, mais le bruit des pas et des sauts
sur le parquet était bien fort pour la gent
trotte-menu. La plus brave de nos sœurs se
leva, entr'ouvrit la porte, et que vit-elle à la
faveur d'un rayon de lune plongeant par le
carreau? Zamore debout, ramant dans l'air
avec ses pattes de devant et travaillant comme
à la classe de danse, les pas qu'il avait admi-
rés le matin dans la rue. Monsieur étudiait 1
CÔTÉ DES CHIPAS '271
Ce ne fut pas là, comme on pourrait le
croire, une impression fugitive, une fantai-
sie passagère. Zamore persista dans ses
idées chorégraphiques et devint un beau
danseur. Toutes les fois qu'il entendait le
fifre et le tambourin, il courait sur la place,
se glissait entre les jambes des spectateurs,
et observait avec une attention profonde les
chiens savants exécutant leurs exercices ;
mais, gardant le souvenir du coup de fouet,
il ne se mêlait plus à leurs danses ; il notait
leurs pas, leurs poses et leurs grâces, et il
les travaillait, la nuit, dans le silence du
cabinet, sans jamais se départir, le jour, de
son austérité d'attitude. Bientôt il ne lui
suffit plus de copier, il inventa, il composa ;
et nous devons dire que, dans le genre
noble, peu de chiens le surpassèrent. Nous
allions souvent le voir par la porte entre-
bâillée; il mettait un tel feu à ses exercices,
qu'il lapait, chaque nuit, la jatte d'eau po-
sée au coin de la chambre.
Quand il se crut sûr de lui et Tégal des
272 MKXAGErJE INTIME
plus forts danseurs quadrupèdes, il sentit
le besoin d'ôter le boisseau de dessus la
lumière et de faire connaître le mystère de
son talent. La cour de la maison était fermée,
d'un côlé, par une grille assez large pour
permettre à des chiens d'embonpoint médio-
cre de s'y introduire aisé nent. Un matin,
quinze ou vingt chiens de ses amis, fins
connaisseurs sans doute, à qui Zamore avait
envoyé des lettres d'invitation pour son début
dans l'art chorégraphique, se trouvèrent
réunis autour d'un carré de terrain bien uni,
que l'artiste avait préalablement balayé avec
sa queue ; et la représentation commença.
Les chiens parurent charmés et manifestèrent
leur enthousiasme pa? d^s : Ouah! ouah!
ressemblant fort aux bravos des dilettantes
de rOpéra. Sauf un vieux barbet assez
crotté, et de piteuse mine, un critique sans
doute, qui aboya quelque chose sur l'oubli
des saines traditions, tous proclamèrent que
Zamore était 1er Vestris des chiens et le diou
de la danse. Notre artiste avait exécuté un
CÔTÉ DES CHIENS 273
menuet, un pas de gigue et une valse à
deux temps. Bien des spectateurs bipèdes
s'étaient joints aux spectateurs à quatre
pattes, et Zamore eut l'honneur d'être
applaudi par des mains humaines.
La danse était si bien passée dans ses habi-
tudes, que, quand il faisait la cour à quelque
belle, il se tenait debout, faisant des révéren-
ces, et les pieds en dehors, comme un mar-
quis de Tancien régime ; il ne lui manquait
que le claque fourre de plumes sous le bras.
Hors de là, il était atrabilaire comme un
acteur comique et ne se mêlait pas au mou-
vement de la maison. Il ne se bougeait que
lorsqu'il voyait son maître prendre sa canne
et son chapeau. Zamore mourut d'une fièvre
cérébrale, causée, sans doute, par la
surexcitation du travail qu'il s'était donné
pour apprendre la scotisch, alors dans toute
sa vogue. Sous sa tombe Zamore peut dire,
comme la danseuse grecque dans son épita-
phe : « 0 terre, sois-moi légère, j'ai si peu
pesé sur toi. »
274 MÉN'AOKllIE INTIME
Comment, avec des talents si distingués,
Zamore ne fut-il pas engagé dans la troupe
de M. Corvi ? Nous étions déjà un critique
assez influent pour lui négocier cette affaire.
Mais Zamore ne voulait pas quitter son maî-
tre, et il sacrifia son amour-propre à son
affection, dévouement qu'il ne faut pas cher-
cher chez les hommes.
Le danseur fut remplacé par un chanteur
nommé Kobold, king-Gharles de la plus pure
race, venant du célèbre chenil de lord Lau-
der. Rien de plus chimérique que cette petite
bête, à rénorme front bombé, aux gros
yeux saillants, au museau cassé à sa racine,
aux longues oreilles traînant jusqu'à terre.
Transporté en France, Kobold, qui ne savait
que ranglais, parut comme hébété. Il ne com-
prenait pas les ordres qu'on lui donnait;
dressé avec les go onel les corne hère, il res-
tait immobile aux viens et va-t'en français :
il lui fallut un an pour apprendre la langue
du nouveau pays où il se trouvait et pou-
voir prendre part à la conversation. Kobold
CÔTÉ DES CHIENS '275
c'ait très sensible à la musique et chantait
lui-même de petites chansons avec un fort
accent anglais. On lui donnait le la au pia-
no, et il prenait le ton juste et modulé avec
un soupir flûte des phrases vraiment mu-
sicales et n'ayant aucun rapport avec l'aboi
ou le jappement. Quand on voulait le faire
recommencer, il suffisait de lui dire : « Sing
a Utile more », et il reprenait sa cadence.
Nourri le plus délicatement du monde, avec
tout le soin qu'on devait naturellement pren-
dre d'un ténor et d'un gentleman de cette
distinction, Kobold avait un goût bizarre :
il mangeait de la terre comme un sauvage
de l'Amérique du Sud ; on ne put lui faire
perdre cette habitude qui lui causa une obs-
truction dont il mourut. Il avait le goût des
grooms, des chevaux, de l'écurie, et nos
poneys n'eurent pas de camarade plus assidu
que lui. Il passait son temps entre la box
et le piano.
De Kobold, le king-Charles, on passe à
Myrza, petite bichonne de la Havane, qui
;^76 MÉXAGElilE INTIME
eut l'honneur d'appartenir quelque temps à
la Giulia Grisi qui nous la donna. Elle est
blanche comme la neige, surtout quand elle
sort de son bain et n'a pas encore eu le
temps de se rouler dans la poussière, manie
que certains chiens partagent avec les oiseaux
pulvérisateurs. C'est une bête d'une extrême
douceur, très caressante, et qui n'a pas
plus de fiel qu'une colombe; rien de plus
drôle que sa mine ébouriffée et son masque
composé de deux yeux pareils à des petits
clous de fauteuil et son petit nez qu'on pren-
drait pour une truffe du Piémont. Des mè-
ches, frisées comme les peaux d'Astrakan,
voltigent sur ce museau avec des hasards
pittoresques, lui bouchant tantôt un œil, tan-
tôt l'autre, ce qui lui donne la physionomie
la plus hétéroclite du monde en la faisant
loucher comme un caméléon.
Chez Myrza, la nature imite l'artificiel
avec une telle perfection que la petite bête
semble sortir delà devanture d'un marchand
de joujoux. A la voir avec son ruban bleu
COTÉ DES CHIENS 277
et son grelot d'argent, son poil régulière-
ment frisé, on dirait un chien de carton, et,
quand elle aboie, on cherche si elle n'a pas
un soufflet sous les pattes.
Myrza, qui passe les trois quarts de son
temps à dormir, dont, si on l'empaillait, la
vie ne serait pas changée, et qui ne semble
pas très spirituelle dans le commerce ordi-
naire, a cependant donné un jour une preuve
d'intelligence telle, que nous n'en connais-
sons pas d'autre exemple. Bonnegrâce, l'au-
teur des portraits de Tchoumakoff et de
M. E. H..., si remarqués aux expositions,
nous avait apporté, pour en avoir notre avis,
un de ces portraits peints à la manière de
Pagnest, dont la couleur est si vraie et le
relief si puissant. Quoique nous ayons vécu
dans la plus profonde intimité avec les bêtes
et que nous puissions citer cent traits ingé-
nieux, rationnels, philosophiques, de chats,
de chiens, d'oiseaux, nous devons avouer
que le sens de l'art manque totalement aux
animaux. Nous n'en avons jamais vu aucun
24
'StS MÈNA(iEiaE INTIME
s'apercevoir d'un lableau, et l'anecdote sur
les oiseaux becquetant les raisins peints par
Zeuxis nous paraissait controuvée. Ce qui
distingue l'iiomme de la brute, c'est précisé-
ment le sens de l'art et de l'ornement. Au-
cun chien ne regarde une peinture et ne se
met de boucles d'oreilles. Eh bien Myrza, à
la vue du portrait dressé contre le mur par
Bonnegrâce, s'élança du tabouret sur lequel
elle était roulée en boule, s'approcha de la
toile et se mit à aboyer avec fureur, essayant
de mordre cet inconnu qui s'était ainsi in-
troduit dans la chambre. Sa surprise parut
extrême lorsqu'elle fut forcée de reconnaître
qu'elle avait affaire à une surface plane, que
ses dents ne pouvaient saisir, et que ce n'é-
tait là qu'une trompeuse apparence. Elle
flaira la peinture, essaya de passer der^
rière le cadre, nous regarda tous deux
avec une interrogation étonnée et retourna
à sa place, où elle se rendormit dédai-
gneusement, ne s'occupant plus de ce
monsieur peint. Les traits de Myrza né
rOTK DES CHIENS 279
seront pas perdus pour la postérité : il
existe d'elle-même un beau portrait de
M. Victor Madarasz, artiste hongrois.
Terminons par l'histoire de Dash. Un jour,
un marchand de verres cassés passa devant
notre porte, demandant des morceaux de
vitre et des tessons de bouteille. Il avait
dans sa voiture un jeune chien de trois ou
quatre mois, qu'on l'avait chargé d'aller
noyer, ce qui faisait de la peine à ce brave
homme, que l'animal regardait d'un air ten-
dre et suppliant comme s'il eût compris de
quoi il s'agissait. La cause de l'arrêt sévère
porté contre la pauvre bête était qu'il avait
une patte de devant brisée. Une pitié s'émut
dans notre cœur, et nous prîmes le con-
damné à mort. Un vétérinaire fut appelé.
On entoura la patte de Dash d'attelles et de
bandes; mais il fut impossible de l'empêcher
de ronger l'appareil, et il ne guérit pas: sa
patte, dont les os ne s'étaient pas rejoints,
resta flottante comme une manche d'amputé
dont le bras est absent; mais celte infirmité
■^80 MKXAOKIUE INTIME
n'empêcha pis Dash d'être gai, alerte cl vi-
vace. Il courait encore assez vite sur ses
trois bons membres.
C'était un pur ctiien des rues, un roquet
grediné dont Buffon lui-même eût été fort
embarrassé de démêler la race. Il était laid,
mais avec une physionomie grimacière, étin-
celanle d'esprit. Il semblait comprendre ce
qu'on lui disait, changeant d'expression selon
que les mots qu'on lui adressait, sur le même
ton, étaient injurieux ou flatteurs. Il roulait
les yeux, retroussait les babines, se livrait
à des tics nerveux désordonnés, ou riait en
montrant ses dents blanches, et il arrivait
ainsi à de hauts effets comiques dont il avait
conscience. Souvent il essayait de parler.
La patte posée sur notre genou, il fixait sur
nous son regard intense et commençait une
série de murmures, de soupirs, de grogne-
ments, d'intonations si variées qu'il était
difficile de n'y pas voir un langage. Quel-
quefois, à travers cette conversation, Dash
lançait un jappement, un éclat de voix; —
CÔTÉ DES CHIENS '-281
alors nous lui jetions un coup d'œil sévère
et nous lui disions : « Cela c'est aboyer, ce
n'est pas parler ; est-ce que par hasard vojs
seriez un animal? » Dash, humilié de celte
insinuation, reprenait ses vocalis3=î, aux-
quelles il donnait l'expression li pîus p:il,hé-
tique. On disait alors que Dash racontait s^s
malheurs. Dash raffolait du sicre. Au des-
sert, il paraissait à l'instant du café, récla-
mant de chaque co:iviv > un morceiu avec
une insistance toujoupi c >ur )nnc ; d) succès.
Il avait fini pir tran-firm r c;^ 'Ion béné-
vole en impôt régii'io!" qu'il prélevait rig'ou-
renscinent. C ; roquet, dans un corps de
Thorsito, a. ait une ,uiio d'Achille. Infirme
cinimo il Télail, il attaquait, avec la folie
ducouraio hcroïqiii', des chiens dix fois gros
comme lui et se faisait affreusement rou-
ler. Cvnme Do i Quichotte, le brave clieva-
liei' de la Minch^\ il avn't d 'S soi'ties triom-
phantes et des ren'rées pileuses. Hélas! il
devait être viclinede son courng'3. H y a
(pielipies mois o i h- rapporta, les reins cas-
■2'^2 MÉWOERTE IXTIME
sôs par un ton^'-neiive, aimable hèle, qui
le lendenain l^risa réchino à u le levrette.
La mort de Dash fut suivie de toito sorte
de catastrophes : la maîtresse de la maison
oîi il avait reçu le coup qui teraiina son
existence fut, quelques jours après, brûlée
vive dans son lit, et son mari eut le même
sort en voulant la sauver. C'étiit coïnci-
dence fatale et non expiation, car c'étaient
les meilleures gens du monde, aimant les
animaux comme des Brahmes et purs du
trépas malheureux de notre pauvre Dash.
Nous avons bien un autre chien qui s'ap-
pelle Néro. Mais il est trop récent encore
pour avoir une histoire.
Dans le prochain chapitre nous ferons la
chronique des caméléons, des lézards, des
pies et autres bestioles qui ont vécu dans
notre ménagerie intime.
N. B. Hélas ! Néro est mort empoisonné tout ré-
cemment comme s'il avait soupe chez les Borgia ;
et l'épitaphe s'inscrit au premier chapitre de la
vie.
CAMELEONS, LEZARDS ET PIES
Nous étions à Puerto de Sancta-Maria,
dans la baie de Cadix, un petit village qui
semble taillé dans des pains de blanc d'Es-
pagne, entre Pindigo de la mer et le lapis-
lazuli du ciel. Il était midi, et ce jour-là il
faisait si chaud que le soleil paraissait s'a-
muser à verser des cuillerées de plomb
fondu sur la tête des voyageurs, comme la
garnison d'une forteresse de l'huile bouil-
lante et de la poix par les baies des mou-
charabys sur les casques des assiégeants. Ce
petit port si pittoresque est illustré par la
chanson célèbre en patois andalou de Murillo
Bravo, Los Toros de Puerto, où le batelier
galant dit à la senora qui s'embarque :
« Lleve V^ lapatita », et nous en fredonnions
le refrain d'une voix aussi fausse en espagnol
284 MÉNAGERIE INTIME
qu'en français, tout en suivant la ligne
bleue, étroite comme une lisière de drap,
que l'ombre tirait au pied des murs. Il y
avait marché, et c'était sur la place un
étalage de denrées exotiques et violentes
d'une furie de couleurs à ravir Ziem. Des
guirlandes de piments écarlates se balan-
çaient au-dessus de pastèques d'un vert pra-
sin, dont quelques-unes éventrées laissaient
voir leur pulpe rose tigrée de points noirs
comme un coquillage de la mer du Sud.
Des grappes de raisin à gros grains d'am-
bre, rappelant les chapelets turcs pour la
blonde transparence, contrastaient avec des
raisins bleus, ou couleur d'améthyste à
reflets de pourpre. Les garbanzos arrondis-
saient dans les coufjas de sparterie leurs
globules d'or pâle, et les grenades, crevant
leur écorce, montraient leur écrin de rubis.
Les marchandes avec leurs fichus rouges
ou jonquille, leur jupe de soie noire, les
pieds nus dans des chaussons de satin, —
et quels pieds ! grands à peine comme des
CAMÉLÉONS, LÉ/.\U1)S ET PIES 285
biscuits à la cuiller! — leur éventail de
papier contre l'oreille, eu guise de parasol,
se tenaient fièrement campées près de leurs
légumes, babillant avec la i^racieuse volu-
bilité andalouse. Des mijos passaient, appuyés
sur la fourchette de leurs bâtons blancs, la
veste à l'épaule, la faja de soie, venant de
Gibraltar, sanglée sur le gilet, depuis les
hanches jusqu'à l'aisselle, la culotte de tricot
ouverte au genou, et les bottes en cuir de
Ronda déboutonnées de la cheville au jarret,
ce qui est le suprême du genre, lançant des
œillades et serrant entre leur pouce et leur
index leurs cigarettes de papel de Alcoy.
C'était un de ces effets d'aveuglante lumière
méridionale qui ferait taxer de fausseté le
peintre qui les rendrait dans leur vérité
crue.
Contre cette averse de feu nous allâmes
chercher refuge dans le patio de l'auberge
de Los très Reyes moros : un patio, comme
on sait, est une cour intérieure, entourée
d'arcades, rappelant tout à fait, pour la
28() MKXAaKUIK INTIME
disposition, rimpluviuai antique. On la
couvre, à hauteur du toit, d'un velarium,
nomme tendido, fait d'une toile rayée de
couleurs vives et qu'on arrose pour plus de
fraîcheur. Au milieu du patio, dans une
vasque de marbre, grésille le mince filet
d'un jet d'eau retombant en pluie fine sur
des caisses de myrlhes, de grenadiers, de
lauriers-roses, rangées autour du bassin.
Sous les arcades sont disséminés des canapés
de crin, des chaises de jonc ; des guitares,
accrochées au mur, font briller dans l'ombre
leur ventre luisant, illuminé de quelque
vague reflet, près du disque tanné des
panderos.
On retrouve ces patios dans les maisons
moresques de l'Algérie, et rien ne saurait
être mieux imaginé contre la chaleur. L'u-
sag3 en vint des Arabes aux Espagnols, et
dans beaucoup de logis on voit encore aux
chapiteaux des colonnettes des versets du
Coran, glorifiant Allah ou quelque calife
dès longtemps rejeté en Afrique.
CAMÉLÉONS, LÉZAi;i)S ET PIES '287
Après avoir vidé une alcarraza d'eau
fraîche, nous nous retirâmes, pour faire un
bout de sieste, dans une des chambres qui
s'ouvrent sur le patio. Avant de se fermer,
nos yeux erraient au plafond de cette salle
basse, lequel, comme tous les plafonds es-
pagnols, était blanchi à la chaux, et orné à
son centre d'une rosace composée de quar-
tiers rouges, noirs et jaunes, comme les
côtes d'une balle. Du milieu de cette rosace
pendait une ficelle ou un cordon, sans doute
l'attache d'une lampe, mais le long de cette
ficelle se mouvait constamment un objet
que nous avions de la peine à définir. Nous
ajustâmes notre lorgnon sous notre arcade
sourcilière, et nous vîmes que ce qui mon-
tait avec tant de peine, après le cordon du
plafond, était une espèce de lézard d'un
jaune grisâtre et d'une configuration assez
monstrueuses, rappelant en petit les formes
des grands sauriens disparas de l'époque
antédiluvienne.
La fille d'auberge consultée, Pepa, Lolaj
288 MÉNAGERIE INTIME
Casilda, — nous ne savons plus le nom
bien au juste, mais soyez sûr que la fille
était charmante, — nous dit que c'était
<r un caméléon )>.
Lola, prenant en pitié notre ignorance et
voulant mettre en relief son savoir zoologi-
que, nous dit d'un petit air capable : « Ces
bêtes changent de couleur selon l'endroit où
elles se trouvent, et elles vivent d'air (se
maniienen de ayre) ».
Pendant ce court entretien, les caméléons
(il y en avait deux) continuaient leur ascen-
sion le long de la ficelle. On ne saurait rien
imaginer de plus comique. Le caméléon,
il faut l'avouer, n'est pas beau ; et quoique
la nature, dit-on, fasse bien tout ce qu'elle
fait, en s'appliquant ira pe.i, il nous semble
qu'elle eût aisément pu produire un animal
plus joli. Mais, comme tous les grands
artistes, la nature a ses fantaisies, et elle
s'amuse parfois à modeler des grotesques.
Les yeux du caméléon, presque entièrement
sortis de la tète comme ceux du crapaud,
CAMÉLÉONS, LÉZARDS ET PIES 289
sont ajustés dans des espèces de capsules
extérieures et jouissent d'une complète indé-
pendance de mouvement. L'un regarde à
gauche, tandis que l'autre regarde à droite ;
une prunelle se dirige vers le plafond,
Tautre vers le plancher, avec une variété
de strabismes qui donnent à l'animal les
physionomies les plus étranges. Une poche
en manière de goitre s'étend sous la mâ-
choire et prête à la pauvre bête un air de
satisfaction orgueilleuse et de rengorgement
stupide dont elle est bien innocente. Ses
pattes, gauchement coudées, font des saillies
anguleuses au-dessus de la ligne dorsale
et se meuvent avec des efforts disgracieux
et détraqués.
Un des caméléons était arrivé tout au haut
de la corde, au centre de la rosace, et tâtait
le plafond d'une de ses pattes de devant,
pour voir s'il offrait quelque possibilité d'a-
dhérence et partant quelque moyen de fuite.
En faisant cet essai, recommencé pour la
centième fois peut-être, il louchait d'une
25
290 MÉXAGEUIE IXTIME
façon désespérée et touchante, demandait
aide à la terre et au ciel ; puis, voyant qu'il
n'y avait nulle issue de ce côté, il se mit à
descendre d'un air triste, piteux, résigné,
emblème du travail inutile, Sysiphe de la
fatigue perdue ; à mi-chemin, les deux
bêtes se rencontrèrent, se lancèrent des
œillades amicales peut-être, mais effroya-
bles par leur divergence, et ce fut pendant
quelques minutes une sorte de nodosité hi-
deuse sur la ligne perpendiculaire de la
ficelle.
Le groupe se débrouilla après les conter,
sions les plus bouffonnes, et chaque camé-
léon continua sa route ; celui qui descen-
dait, parvenu au bout de son fil de sus-
pension, allongea une patte de derrière
sondant le vide avec précaution, et, ne
trouvant aucun point d'appui, la ramen^
d'un mouvement découragé, dont il faut
renoncer à peindre la navrante et burles-
que mélancolie. Par un de ces rapproche-
ments d'idées dont la liaison n'est pas appa-
CAMÉLÉONS, LÉZARDS ET PIES 291
rente, mais que l'esprit conçoit sans Texpri-
mer, ces caméléons nous firent songer à
une des plus sinistres aqua-tintes de Goya,
représentant des spectres essayant de sou-
lever avec leurs faibles bras d'ombre de
lourdes pierres tombales qui se referment
sur eux en les écrasant. — Lutte sans pro-
portion de la faiblesse contre la destinée.
Pour délivrer ces pauvres animaux de
leur supplice nous les achetâmes un duro
pièce; et commodément installés dans une
cage assez vaste, ils furent dispensés désor-
mais de ces exercices acrobatiques qui
semblaient leur déplaire beaucoup. Quant
à la question de leur nourriture, quelque
confiance que nous ayons dans la frugalité
méridionale, ces repas d'air nous parais-
saient à juste litre insuffisants. Si un amou-
reux espagnol déjeune d'un verre d'eau, dîne
d'une cigarette et soupe d'un air de man-
doline, comme le valeureux Don Sanche,
les caméléons n'ont pas de ces délicatesses,
et ils mangent des mouches qu'ils attra-
292 MÉNAGERIE INTIME
pent d'une façon singulière, en dardant du
fond de leur gorge une longue lance, cou-
verte d'une bave visqueuse, qui colle les
ailes de l'insecte et en se retirant le ra-
mène dans le gosier.
Les caméléons changent-ils véritablement
de couleur selon le milieu où ils se trou-
vent ? Non pas, dans le sens absolu du mot;
mais leur peau semée de grains à facettes
boit plus facilement les reflets des couleurs
environnantes qu'un autre corps. Placés
près d'un objet jaune, rouge ou vert, les
caméléons semblent se pénétrer de cette
teinte, mais ce n'est après tout qu'un effet
de réfraction ; un métal poli se colorerait
de même. Il n'y a pas imbibition réelle. En
son état naturel le caméléon est d'un gris
jaunâtre ou verdâtre. Cependant, on peut
dire, quand on a un peu l'amour du mer-
veilleux, qu'il change de nuance à volonté ;
ce qui en fait un emblème de versatilité poli-
tique, quoique nous osions prendre sur nous
de dire qu'après de minutieuses observa-
CAMÉLÉONS, LÉZARDS ET PIES 293
lions, longtemps prolongées, le caméléon
nous ait paru d'une complète indifférence
en matière de gouvernement.
Nous voulions ramener nos caméléons en
France ; mais la saison s'avançait, et à
mesure que nous remontions du midi vers
le nord, en suivant cette côte, pourtant
bien chauff'ée encore aux rayons du soleil,
qui s'étend de Tarifa à Port-Vendres, en
passant par Gibraltar, Malaga, Alicante,
Almeria, Valence, Barcelone, les pauvres
bêtes dépérissaient à vue d'œil. Leurs yeux,
détachés par la maigreur, leur jaillissaient
de plus en plus de la tète. Ils louchaient
chaque jour davantage, et sous leur peau
vague et flasque leur petit squelette se des-
sinait de station en station, plus visible.
C'était vraiment un spectacle attendrissant
que ces lézards poitrinaires, se traînant
d'un air macabre et n'ayant plus la force
d'allonger leur langue gluante vers les
mouches que nous allions leur chercher à
la cuisine du navire. Ils moururent à
?5.
,294 MÉNAOERIE INTIME
quelques jours l'un de l'autre; et la bleue
Méditerranée fut leur tombeau.
Des caméléons aux lézards, la transition
est facile. Notre plus jeune fille reçut en
(Cadeau un lézard pris à Fontainebleau, qui
s'attacha fort à elle. Jacques était du plus
beau vert Véronèse qu'on puisse imaginer ;
il avait l'œil vif, les écailles imbriquées
avec une régularité parfaite, et des mouve-
ments d'une agilité sans pareille. Jamais il
ne quittait sa maîtresse et il se tenait habi-
tuellement caché dans une torsade de cheveux
près de son peigne. Niché ainsi, il allait avec
elle au spectacle, à la promenade, en soirée,
ne trahissant jamais sa présence. Seulement
quand la jeune fille jouait du piano il quit-
tait son poste, lui descendait sur les épaules,
s'avançait le long des bras, plutôt vers la
main droite qui fait le chant que vers la
main gauche qui fait l'accompagnement,
témoignant ainsi de sa préférence pour la
mélodie au détriment de l'harmonie.
Jacques habitait une boîte de verre gar-
CAMÉLKOXS. LÉZARDS ET PIES l^OÔ
nie de mousse, qui avait autrefois contenu
des cigares russes de la maison Eliseïeph.
Le mur de sa vie privée était donc bien
transparent. Sa nourriture consistait en
gouttes de lait qu'il venait lécher au bout
du doigt de sa maîtresse. Il se laissa mou-
rir de faim et de chagrin, pendant une
absence de la jeune fille, qui n'avait osé
l'emporter en voyage, vu la rigueur de la
saison.
Le moineau Babylas ne fit que passer.
Un coup de griffe sous l'aile termina son des-
tin, et il eut pour cercueil une boîte à do-
mino.
Reste à décrire Margot la pie, commère
spirituelle et bavarde, digna de manger du
fromage blanc dans une cage d'osier, à la
fenêtre d'un concierge. Nous eûmes beau
lui donner des répétiteurs pour les langues
mortes, on ne put jamais lui faire prononcer
correctement le bonjour latin des pies pom-
péiennes. Elle ne disait pas Ave, mais elle
disait autre chose. C'était un oiseau face-
296 MÉNAGERIE INTIME
tieux et bouffon qui jouait à cache-cache
avec les enfants, dansait la pyrrhique, atta-
quait résolument les chats, et courait après
eux pour leur pincer la queue par derrière,
malice dont elle semblait rire aux éclats.
Elle était voleuse comme la GazzaladraeWe-
même, et capable de faire pendre dix ser-
vantes de Palaiseau sur de faux soupçons.
En un clin d'oeil elle dévalisait une table de
fourchettes, de cuillères, de couteaux. Elle
prenait l'argent, les ciseaux, les dés, tout ce
qui brillait, et partant d'un vol brusque,
elle portait cela à sa cachette. Gomme on
connaissait l'endroit où elle allait déposer
ses vols, on la laissait faire ; mais un jour
elle fut tuée par des domestiques d'une mai-
son voisine, qui l'accusèrent d'avoir volé
« une paire de draps toute neuve. » — Cela
ressemblait un peu au petit chat du Moyen
de parvenir, qui avait mangé les quatre
livres de beurre, et qui pesait trois quarte-
rons. Les maîtres n'en crurent pas un mot
et mirent ces drôles à la porte; mais dame,
CAMÉLÉONS, LÉZARDS ET PIES 297
Margot n'en eut pas moins le col tordu. Elle
lut regrettée de tout le voisinage, qu'elle
égayait de sa bonne humeur et de ses
lazzis.
VI
CHEVAUX
En voyant ce titre, qu'on ne se hâte pas
de nous accuser de dandysme. Chevaux ! ce
mot sonne bien glorieusement sous la plume
d'un littérateur. Miisa pedestris, la Muse va
à pied, dit Horace ; et tout le Parnasse n'a
qu'un cheval dans son écurie — Pégase I
encore est-ce un quadrupède qui a des ailes
et n'est pas du tout commode à atteler s'il
faut en croire la ballade de Schiller. Nous
ne sommes pas un sportsman, hélas ! et nous
le regrettons fort, car nous aimons les che-
vaux comme si nous avions cinq cent mille
livres de rente, et nous partageons l'avis
des Arabes sur les piétons. Le cheval est le
piédestal naturel de l'homme; et l'être com-
plet est le centaure, si ingénieusement in-
venté par la mythologie.
CHEVAUX ' 299
Cependant, quoique nous ne soyons qu'un
simple lettré, nous avons eu des chevaux.
Vers 1843 ou 1844, il se rencontra dans le
sable du journalisme, passé à l'écuelle de
bois du feuilleton, assez de paillettes d'or
pour espérer pouvoir nourrir, en dehors des
chats, des chiens et des pies, deux autres
bêtes un peu plus grosses. Nous eûmes
d'abord deux ponies du Shetland, grands
comme des chiens, velus comme des ours,
qui n'étaient que crinière et queue, et vous
regardaient si amicalement, à travers leurs
longues mèches noires, qu'on avait plutôt
envie de les faire entrer au salon que de les
envoyer à l'écurie. Ils venaient prendre le
sucre dans les poches comme des chevaux
savants. Mais ils étaient décidément trop
petits. Ils eussent pu servir de chevaux de
selle à des babies anglais de huit ans, ou de
carrossiers à Tom Pouce ; mais déjà nous
jouissions de cette structure athlétique et
capitonnée d'assez d'embonpoint qui nous
caractérise et nous a permis de supporter,
300 MÉNAGERIE INTIME
sans trop ployer sous le faix, quarante ans
de copie consécutive; et la différence entre
le maître et les bêtes était vraiment trop
grande à Toeil, quoique les ponies noirs en-
levassent d'un trot fort allègre le léger
phaéton auquel les attachaient des harnais
mignons, en cuir fauve, qui semblaient ache-
tés chez le marchand de joujoux.
Il n'y avait pas alors autant de journaux
à illustrations comiques qu'aujourd'hui,
mais il en existait cependant assez pour
faire notre caricature et celle de notre atte-
lage ; il est bien entendu qu'avec l'exagéra-
tion permise à la charge on nous prêtait des
formes d'éléphant comme à Ganesa, le dieu
indien de la sagesse, et qu'on réduisait nos
ponies à l'état de toutous, de rats et de sou-
ris. Il est vrai que sans trop d'effort nous
eussions pu porter nos petites bêtes, une
sous chaque bras, et notre voiture sur le
dos. Un moment nous pensâmes à en atteler
quatre ; mais ce four in hand lilliputien eût
attiré encore davantage l'attention. Nous
CHEVAUX 301
les remplaçâmes donc, à notre grand regret,
car nous les avions déjà pris en amitié,
par deux ponies gris pommelé, d'une taille
plus forte, à cou robuste, à large poitrail,
d'encolure ramassée, bien loin sans doute
d'être des mecklembourgeois, mais plus vi-
siblement capables de nous traîner. C'é-
taient deux juments : l'une s'appelait Jane
et l'autre Betsy. En apparence, elles se res-
semblaient comme deux gouttes d'eau, et
jamais attelage ne fut mieux appareillé
pour les yeux; mais autant Jane avait de
courage autant Betsy était paresseuse. Tan-
dis que l'une tirait à plein collier, l'autre se
contentait d'accompagner, se ménageant et
ne se donnant aucun mal. Ces deux bêtes,
de même race, de même âge, destinées à
vivre boxa box, avaient l'une contre l'autre
la plus vive antipathie. Elles ne pouvaient
se souffrir, se battaient à l'écurie et se mor-
daient en se cabrant dans leurs traits. On
ne put les réconcilier. C'était dommage, car
avec leur crinière droite et coupée en
6
302 MÉNAGERIE INTIME
brosse comme celle des chevaux du Parthé-
non, leurs narines frémissantes, et leurs
yeux dilatés de colère, elles avaient, en
descendant et en montant les Champs-Ely-
sées, une mine assez triomphante. Il fallut
chercher une remplaçante à Betsy, et l'on
amena une petite jument d'une robe un
peu plus claire, car on n'avait pas pu assor-
tir la nuance absolument juste. Jane agréa
tout de suite la nouvelle venue et parut
charmée de cette compagne, à laquelle elle
fit les honneurs de l'écurie avec beaucoup
de grâce. La plus tendre amitié ne tarda
pas à s'établir entre elles. Jane posait la
tête sur le col de la Blanche — qu'on avait
surnommée ainsi parce que le gris de son
poil tirait sur le blanc, — et quand on les
laissait libres dans la cour, après le pan-
sage, elles jouaient ensemble comme des
chiens ou des enfants. Si l'une sortait,
l'autre qui restait à la maison semblait
triste, donnait des signes d'ennui, et, lors-
que du plus loin elle entendait sonner sur
CHEVAUX 30B
le pavé les pas de sa camarade, elle pous-
sait comme une fanfare un hennissement
de joie auquel l'amie, en approchant, ne
manquait pas de répondre.
Elles se présentaient au harnais avec une
docilité étonnante, et allaient se ranger
d'elles-mêmes près du timon à la place assi-
gnée. Comme tous les animaux qu'on aime
et qu'on traite bien, Jane et la Blanche
devinrent bientôt de la familiarité la plus
confiante ; elles nous suivaient sans laisse
comme le chien le mieux dressé, et, quand
nous nous arrêtions, mettaient, pour se faire
caresser, le museau sur notre épaule. Jane
aimait le pain, la Blanche le sucre, toutes
deux à la folie les écorces de melon ; et,
pour ces friandises, il n'est pas de tours
qu'on n'en eût obtenus.
Si l'homme n'était pas odieusement féroce
et brutal, comme il l'est trop souvent envers
les bêtes, comme elles se rallieraient de bon
cœur à lui ! Cet être qui pense, parle et fait
des actions dont le sens leur échappe, occupe
304 yiÉNAGERIE INTIME
leur pensée obscure ; c'est pour elles un
étonnementetun mystère. Souvent elles vous
regardent avec des yeux pleins d'interroga-
tions auxquelles on ne peut répondre, car
on n'a pas encore trouvé la clef de leur lan-
gage. Elles en ont un pourtant qui leur sert
à échanger, au moyen de quelques intona-
tions que nous n'avons pas notées, des idées
très sommaires, sans doute, mais enfin des
idées telles que peuvent les concevoir des
animaux dans leur sphère de sentiment et
d'action. Moins stupides que nous, les bêtes
parviennent à comprendre quelques mots
de notre idiome, mais pas en assez grand
nombre pour causer avec nous. Ces mots se
rapportent d'ailleurs à ce que nous exigeons
d'elles, et l'entretien serait court. Mais que
les animaux se parlent, cela est indubitable
pour quiconque a vécu un peu familière-
ment avec des chiens ou chats, des chevaux
ou toute autre bête.
Par exemple, Jane était naturellement
intrépide, ne reculait devant aucun obstacle
CHEVAUX • 305
et ne s'effrayait de rien ; après quelques
mois de coiiabitation avec la Blanche, elle
changea de caractère el manifesta quelque-
fois des peurs soudaines et inexplicables.
Sa compagne, beaucoup moins brave, lui
racontait, la nuit, des histoires de revenants.
Souvent, traversant aux heures sombres le
bois de Boulogne, la Blanche s'arrêtait brus-
quement ou faisait un écart, comme si un
fantôme, invisible pour nous, se dressait
devant elle. Tous ses membres tremblaient,
sa respiration devenait bruyante, son corps
se couvrait instantanément de sueur; elle
s'acculait sur ses jarrets si on voulait, avec
le fouet, la déterminer à se porter en avant.
L'effort de Jane, si vigoureuse pourtant, ne
pouvait l'entraîner. Il fallait descendre, lui
couvrir les yeux et la conduire à la main
pendant quelques pas jusqu'à ce que la vision
fût évanouie. Jane finit par se laisser gagner
à ces terreurs, dont la Blanche, rentrée à
l'écurie, lui révélait sans doute les motifs ;
et nous-mêmes, avouons-le franchement,
306 MÉN'ArTEUIE INTIME
lorsqu'au milieu d'une allée déchiquetée de
clair et d'ombre par la lueur fantastique de
la lune, la Blanche, s'arc-boutant soudain
sur ses quatre pieds comme si un spectre
lui eût sauté à la bride, refusait de passer
outre avec une obstination invincible, elle,
si docile d'ordinaire qu'il eût suffi du fouet
de la reine Mab, fait d'un os de grillon,
ayant pour corde un fil de la Vierge, pour
lui faire prendre le galop, nous ne pouvions
nous empêcher de sentir un léger frisson
nous courir sur le dos, et de fouiller l'ombre
d'un regard assez inquiet, trouvant parfois
l'air spectral d'un Caprice de Goya à d'inno-
centes silhouettes de bouleau et de hêtre.
Notre plaisir était de conduire nous-
même ces charmantes bêtes, et la plus
intime intelligence ne tarda pas à s'établir
entre nous. Si nous tenions les guides en
main, c'était par contenance pure. Le plus
léger clapement de langue suffisait à les
diriger, à leur faire prendre la droite ou la
gauche, à leur faire accélérer le pas, à les
(CHEVAUX 307
arrêter. Bientôt elles connurent toutes nos
habitudes. Elles allaient d'elles-mêmes au
journal, à l'imprimerie, chez les éditeurs,
au bois de Boulogne, dans les maisons oîi
nous dînions à certains jours de la semaine,
avec tant d'exactitude qu'elles finissaient
par être compromettantes. Elles auraient
donné les adresses de nos visites les plus
mystérieuses. Quand il nous arrivait d'ou-
blier l'heure, dans quelque conversation
intéressante ou tendre, elles nous la rappe-
laient en hennissant et en frappant du pied
devant le balcon.
Malgré le plaisir de courir la ville en
phaéton avec nos petites amies, nous ne
pouvions nous empêcher de trouver parfois
la bise aigre et la pluie froide, quand vin-
rent ces mois si bien caractérisés sur le
calendrier républicain : brumaire, frimaire,
pluviôse, ventôse et nivôse; et nous ache-
tâmes un petit coupé bleu, doublé de reps
blanc, que l'on compara à l'équipage du nain
célèbre à cette époque, injure qui nous fut
808 MÉNAGERIE INTIME
peu sensible. Un coupé brun, capitonné de
grenat, succéda au coupé bleu, et fut lui-
même remplacé par un coupé œil-de-corbeau
tapissé de bleu foncé, car nous roulâmes
carrosse, nous pauvre feuilletoniste n'ayant
aucune rente sur le grand-livre et n'ayant
pas fait le moindre héritage, pendant cinq
ou six ans; et nos ponies, pour se nourrir
de littérature, avoir des substantifs pour
avoine, des adjectifs pour foin et des adver-
bes pour paille, n'en étaient pas moins gras
et rebondis ; mais, hélas ! vint, on ne sait
trop pourquoi, la révolution de Février ;
beaucoup de pavés furent déplacés dans un
but patriotique, et la ville devint peu pra-
ticable pour les chevaux et les voitures ;
nous aurions bien escaladé les barricades
avec nos agiles ponies et leur léger équi-
page, mais nous n'avions plus crédit que
chez le rôtisseur. Nous ne pouvions nourrir
nos chevaux avec des poulets rôtis. L'hori-
zon était assombri de gros nuages noirs,
traversés de lueurs rouges. L'argent avait
CHEVAUX 309
peur et se cachait ; la Presse, où nous écri-
vions, était suspendue ; et nous fûmes bien
iieureux de trouver quelqu'un qui voulût
acheter bêtes, harnais et voitures, pour le
quart de ce qu'ils valaient. Ce fut pour nous
un amer chagrin, et nous ne jurerions pas
que quelques larmes n'aient roulé de nos
yeux sur les crinières de Jane et la Blanche
lorsqu'on les emmena. Parfois elles passaient
avec leur nouveau propriétaire devant leur
ancienne maison. Nous entendions de loin
résonner leur pas vif et rapide ; et toujours,
un brusque arrêt sous nos fenêtres nous té-
moignait qu'elles n'avaient pas oublié le
loaris où elles avaient été si aimées et si
bien soignées; et un soupir s'exhalait de
notre poitrine émue et sympathique, et nous
disions : «t Pauvre Jane, pauvre Blanche,
sont-elles heureuses? d
Dans l'écroulement de notre mince fortune,
c'est la seule perte qui nous ait été sen-
sible.
TABLE
I. Temps Anciens 215
II. Dynastie Blanche 229
III. Dynastie Noire 244
IV. Côté des Chiens 260
V. Caméléons, Lézards et Pies » 283
VI. Chevaux 298
Imprimerie de l'Uaest, A. NËZAN, Mayeaae.
Wl^^AW..i3l
l-
im^
IQ^-ii^.
\
2258
N3
1891
Gautier, Théophile
La nature chez elle
W^^4
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY